vendredi 16 janvier 2015

Une minute aveugle


Une minute aveugle

Le 7 janvier, tout le monde est devenu Charlie, même ceux qui prétendaient le contraire – et peut-être surtout ceux-là. Tout le monde s’est rangé derrière un journal dont il n’était habituellement question qu’à l’occasion de polémiques parfois vaines, parfois intéressantes, parfois douteuses, souvent les trois à la fois. Tout le monde a commencé à sortir un crayon et à sortir dans la rue, à marcher et à brandir un crayon à bout de bras en disant « Je suis Charlie ». C’était triste, c’était beau, c’était écœurant.

Tout le monde a eu des raisons d’être choqué, bouleversé, effondré. Nous autres, amateurs de bandes dessinées, qui s’en faisons profession, vivons au milieu des dessins, pensons à travers les traits, nos cœurs battant au rythme des cases, parfois nous avons la chance de rencontrer des auteurs, des dessinateurs, des artistes. Au-delà de leur talent, ce sont la plupart du temps des personnes formidables : ils poursuivent un rêve, font vivre une passion et tentent d’en vivre avec pugnacité, malgré les difficultés de plus en plus accrues auxquelles ils doivent faire face. Penchés sur leurs feuilles de papier, ils offrent au monde une vision de ce qu’il est, tel qu’ils le voient. C’est un métier solitaire, escorté par les doutes et les défis techniques, mais qui donne tant aux autres. Quand on a appris que des dessinateurs de Charlie Hebdo étaient morts assassinées par des terroristes, même si on ne les connaissait pas personnellement, même si on ne les cautionnait pas toujours, on a immédiatement ressenti une tristesse déferlante mêlée à l’horreur. En tout cas, j’ai pensé à leurs dessins, aux dessinateurs que je connais, et j’ai eu envie de pleurer. Plusieurs jours, dès que le souvenir m’en revenait, j’ai eu envie de pleurer. Ce qu’ils avaient dessiné, ce qu’ils avaient pensé, ce pour quoi ils se battaient, je n’en avais rien à faire. Une seule réflexion me hantait : c’était des dessinateurs, ils dessinaient, ils faisaient des dessins et ils sont morts pour ça. Tout le monde avait ses raisons, moi j’étais abasourdi que l’on puisse mourir pour ce que j’aime tant et qui me semble souvent si peu considéré. Et Charlie est devenu un symbole.

« Je défendis qu’il y eût dans les temples aucun simulacre parce que la divinité qui anime la nature ne peut être représentée. » Face à cette affirmation, Jean Baudrillard répond aussitôt : « Justement elle le peut ». Voilà donc le cœur du problème, celui-là même qui agite les iconoclastes de tous bords depuis des siècles et des siècles. Sauf que le débat s’est déplacé du temple pour se loger brusquement, dans la plus grande violence, au milieu de la réalité. Justement la divinité ou le prophète peuvent être représentés, comme toute chose ou concept. Quand Hugo parle du poète dont la main peut tout tenir, il fait référence au pouvoir de représentation qu’incarne le crayon, auquel rien ne résiste. Certains penseront aux dessins qui ont fleuri ces derniers jours en se déclinant sur le motif du crayon, symbole balourd d’une certaine liberté d’expression et du pouvoir de création. Alors, personne ne viendra contredire que tout est possible pour le dessinateur-poète quand sa main est armée d’un crayon. Étrangement, il aura fallu que deux crétins fassent irruption dans un endroit plein de caricaturistes et de rédacteurs pour que tout le monde s’en rende compte. « On voit que les iconoclastes, qu’on accuse de mépriser et de nier les images, étaient ceux qui leur accordaient leur juste prix », dit encore Baudrillard, et la phrase s’applique parfaitement aux événements de la semaine écoulée. Paradoxalement, les deux tueurs ont donné ou confirmé toute la légitimité de ceux qui sont tombés. Ils ont rappelé à ceux qui voient les images sans les regarder qu’elles possèdent un pouvoir et qu’elles n’ont pas pour unique but d’agrémenter la réalité aseptisée du monde moderne. Une foi est-elle à ce point fragile pour qu’elle puisse s’ébranler devant des dessins idiots et qui s’assumaient comme tels ? Bien sûr, puisque ces images, selon Baudrillard, laissent entrevoir la vérité « destructrice, anéantissante, qu’au fond Dieu n’a jamais été, qu’il n’en a jamais existé que le simulacre, voire que Dieu lui-même n’a jamais été que son propre simulacre – de là venait leur rage à détruire les images ». Sauf que le 7 janvier, ils sont aussi venus anéantir ceux qui créaient ces images.

Leurs dessins survivront, entend-on ci et là, leur esprit aussi. Et internet regorge de dessins inspirés par l’insaisissable Charlie, de belles coupures de presse élevant le crayon comme un totem et l’opposant aux kalachnikovs. Charlie est devenu un symbole et tout le monde est devenu Charlie. Mais c’est qui, Charlie ? C’est quoi ? Ich bin ein berliner, somos todos americanos, je suis Charlie : l’histoire d’une identification collective réunie autour de valeurs en danger et du chagrin inconsolable, ou bégaiement de l’Histoire se gargarisant des phrases choc ? D’accord je suis Charlie mais je fais quoi ? D’accord j’agite mon crayon dans l’air mais que trace-t-il dans le vide ? D’accord, je dessine un crayon face à une arme à feu, je dessine un crayon qui rappelle le World Trade Center, je dessine un crayon brisé et puis retaillé, je dessine un crayon mais que dessine-t-il lui-même, ce crayon ? Charlie, le crayon et le dessinateur sont devenus des symboles ; le danger serait qu’ils deviennent à leur tour des simulacres masquant leur propre absence et que tout redevienne image, représentation, simulation – purgatoire du libéralisme contemporain. Les images ont un pouvoir, à la condition qu’on ne se laisse pas tromper par certaines. Essayer de représenter l’esprit Charlie, n’est-ce pas finalement contribuer à la mort de son référentiel, comme à celui de Dieu précédemment ?

Pour une minute de silence, combien d’heures de bavardages stériles glosant sur les mêmes images diffusées en boucle ? Comme s’il était possible de comprendre l’horreur en scrutant l’enregistrement du réel. Pour des centaines de photos des victimes diffusées, combien de leurs dessins reproduits, étudiés, expliqués ? À ma connaissance, aucun. On ne cesse de parler de pédagogie, et à aucun moment je n’ai entendu quiconque se pencher sur ce que pouvait exprimer un dessin, au-delà de l’émotion. On doit garder les yeux ouverts mais ne rien voir. La marche du dimanche 11 janvier s’est fermée sur une obscénité médiatique innommable. L’événement y est devenu spectacle, avec entre autres Patrick Bruel et Catherine Ringer entonnant « Les Loups sont entrés dans Paris ». Les loups sont entrés dans Paris depuis bien longtemps, et nous sommes ces loups. Nous sommes peut-être Charlie mais nous sommes aussi ces loups qui se repaissent du simulacre et se délectent de son spectacle, du spectacle du vide qui nous voisine perpétuellement, nous sommes la solidarité que dissimule l’hypocrisie, nous sommes le libéralisme qui alimente le terrorisme. Nous sommes des images avec rien derrière. Si, comme le conseiller des « Miroirs » de Segalen, les dirigeants politiques « s’admire[nt] dans l’histoire, vase lucide / où tout vient s’éclairer », on n’est pas obligé de suivre le même chemin et de croire à ses reflets trompeurs. S’ils se précipitent pour avoir la chance de participer à un moment historique, on n’est pas forcé de se laisser aveugler de la même façon. On n’est pas contraint de se donner en représentation pour laisser penser que l’on résiste, que l’on est engagé, que l’on est un agneau alors qu’on est le loup. On peut penser à Charlie, à la France, à la liberté d’expression ; je préfère penser pour ma part aux dessinateurs, à mes amis, que je contemple au quotidien. Car les dessins de ceux qu’on aime sont comme le visage d’un ami qui, « – mieux qu’argent ou récit antique – m’apprend ma vertu d’aujourd’hui », à laquelle on serait tenté d’ajouter mon vice de demain. Ils m’apprennent que je suis peut-être Charlie mais surtout Nicolas Tellop, et m’aident à le rester.