vendredi 21 juin 2013

Kaboom numéro 2

Kaboom

numéro 2

 
 

 

Samedi 22 juin 2013 sort en kiosques le deuxième numéro de la revue KABOOM, avec 26 pages supplémentaires et deux couvertures au choix.
 

 
 
La réalisation de ce deuxième numéro s'est encore une fois révélée être une sacrée aventure, haletante et épique.

Bon bon bon... Sans doute qu'en réalité, tout s'est passé le plus normalement du monde, mais c'est la façon dont j'ai vu la chose, passablement influencé par un fantasme romanesque du monde journalistique tout droit hérité de Balzac, de Maupassant et des Hommes du Président. Ce fantasme est d'ailleurs largement entretenu du fait que j'assiste à tout cela de loin, voire même de très loin puisque l'intrépide Stéphane Beaujean, rédacteur en chef de son état, est parti plusieurs semaines au Japon interviewer la fine fleur du manga moderne.

Ainsi, dans ce numéro, on trouvera entre autres des entretiens avec Shintaro Kago, Usamaru Furuya, Takashi Nemoto, Seiichi Hayashi, Yoshihiro Tatsumi, Takehiko Inoue, Robin Nishi, Atsushi Kaneko et Suehiro Maruo ...

Mais aussi Mezzo, Pirus, Anthony Pastor, Winshluss, Brian K. Vaughan....



Pour ma part, j'ai posé des questions, de loin, encore, sans le voir et sans lui parler, à Naoki Urasawa, me voyant ainsi confirmer quelques intuitions personnelles à propos de Billy Bat.

Et puis, j'ai rencontré en chair et en os Ted Benoit, le jour du vernissage de son exposition à la Galerie Champaka de Paris. On reviendra plus longuement sur cet événement d'ici quelques semaines, en révélant les questions et les réponses que Kaboom n'a pas pu publier.

Et puis, ces dernières semaines, il y a eu l'ineffable plaisir de voir les documents word des uns et des autres s'incarner dans une maquette splendide et lumineuse grâce au talent de Vincent Montagnana, et devenir enfin une véritable revue, tout d'encre et de papier. Celle-là même qu'on pourra tenir entre ses mains dès demain, dans toutes les maisons de la presse de France et de Belgique (on croise les doigts).

Alors oui, il n'y a peut-être pas d'épopée là-dedans, mais une magie indéniable.  

dimanche 2 juin 2013

A la loupe : Les Ogres de Christophe Blain et David B.

A la loupe :

Les Ogres

Christophe Blain et David B.

 
 
 
Ce texte est version longue d'un commentaire de planche mis en ligne sur le site de la revue Neuvième-Art 2.0, à l'adresse suivante :
 
 

Les Ogres est le titre de la deuxième et ultime aventure de Hiram Lowatt & Placido, héros nés de la rencontre entre David B. et Christophe Blain. Western à la lisière du surnaturel, qui prend pour cadre inattendu l’Alaska, Les Ogres apparaît surtout comme une exploration saisissante des limites entre la civilisation et la barbarie. Les deux héros incarnent d’ailleurs symboliquement chaque pôle : l’un est un journaliste érudit, et l’autre, un chef indien. Cependant, la frontière n’est pas si nette, et les apparences sont trompeuses. En effet, à la faveur du récit et de ses péripéties, on découvrira la vraie nature de chacun, ou du moins les limites qu’il est prêt à repousser. Surtout, on retrouvera cette dichotomie de manière encore plus nette chez les meneurs des deux groupes qui s’affrontent au centre de l’histoire : d’une part le juge, homme policé et figure référente de l’autorité, symbole de justice, d’impartialité, et de sagesse, et d’autre part le « Glouton », chef d’une meute indigène appelée « le cœur des bêtes », inhumain, sauvage et même anthropophage.
 

Les pistes se brouillent et les rôles se renversent rapidement. Le juge et ses hommes sont en réalité de vrais barbares – pionniers d’abord contraints de se nourrir de la chair des hommes, ils poursuivent cet effroyable régime uniquement parce qu’ils y ont pris goût. Glouton et les cœurs de bêtes sont quant à eux des indiens forcés à se battre pour survivre, lecteurs admiratifs des aventures de cow-boys justiciers et intègres, et qui plus est bons chrétiens ! Même leur inquiétante apparence anthropomorphique s’explique par les peaux d’animaux sauvages desquels ils se recouvrent. Ainsi, la bande dessinée joue-t-elle ici du motif de la poupée gigogne, puisqu’on voit bien alors qu’au cœur des bêtes se dissimule en fait une profonde humanité. Le juge retourne cette proposition par l’antinomie, car, en ce qui le concerne, le cœur de l’homme dissimule la bête.
 
La dernière planche extraite de la bande dessinée est empreinte d’une belle mélancolie crépusculaire. En effet, on a dit précédemment que le renversement des valeurs avait aussi touché le duo Lowatt – Placido, et que si l’indien gardait une intégrité aussi inflexible que la rigidité de son maintien, il n’en était pas de même pour le savant journaliste. Séparé de son ami, traqué par les hommes du juge, perdu au milieu d’une nature hostile et stérile, on a compris qu’il avait cédé lui-même à l’impensable et qu’il avait dévoré le Glouton pour survivre. Il revient dès lors bourré d’une rage bestiale, torturé par le péché qu’il a commis, répercutant son dégoût de lui-même dans sa haine pour le juge. Telle est le happy end des Ogres, ambigu et amer. Lowatt n’est plus le même qu’au début de l’album, et il est le premier à le regretter. Cette planche fait donc logiquement écho à celle qui ouvrait le récit, dans laquelle on retrouve le même trio de personnages réuni sur le même pont de bateau. L’une constitue clairement l’envers de l’autre : d’un côté, on assiste à l’aller du voyage, de l’autre, au retour ; d’une part, il fait jour, de l’autre, il fait nuit ; dans un sens, tous les personnages sont souriants et courtois, de l’autre, les ténèbres recouvrent leur visage d’un masque mélancolique.

La mise en page est à l’image de ce renversement, qu’il prend au pied de la lettre. Dans la première planche, la case initiale occupait à peu près le tiers de l’espace en montrant le bateau au milieu des flots, tandis que la dernière planche se termine sur une case similaire, sauf que là le point de vue s’est considérablement éloigné de l’embarcation. Dès lors, en termes de tabularité, ce qui était en haut se retrouve en bas, et inversement. A cet égard, le motif de l’éloignement joue aussi un rôle important. S’il domine la dernière planche, c’est pour mieux s’opposer à la première qui, elle, était construite sur un effet de zoom avant. Ce rapprochement visuel était symbolique du rapprochement des trois personnages : d’une part Howatt et Placido, étroitement liés par l’amitié, et d’autre part Howatt et la jeune femme, à propos desquels les deux dernières cases construites sous le mode d’une espèce de champ / contrechamp sous-tendaient un désir naissant et réciproque. A la fin, au contraire, l’éloignement signifie la rupture et l’impossible communion du journaliste avec les autres, désormais (il leur tourne même le dos) – il n’est plus des leurs.

Il faut encore remarquer un autre détail intéressant. Au début du récit, Howatt lisait ses notes à Placido, tandis qu’à la fin il regrette de ne pouvoir encore faire la lecture à ses compagnons. « Tous [ses] livres ont brûlé dans l’incendie de l’hôtel », qu’ils ont fui plus tôt. Telle est l’humanité en cendres du personnage, à l’aune de sa culture et de son savoir partis en fumée au terme d’un accès de rage aveugle. A cet effet, on peut d’ailleurs s’attarder sur les petits nuages de vapeur qu’exhale le personnage en raison du froid : ils apparaissent comme des bulles blanches informes et vides, vides des mots qu’Howatt voudrait lire à ses amis mais qu’il ne lira pas. Ces nuages blancs contrastent une fois encore avec le panache de fumée noire du bateau, rappelant les effluves de l’incendie comme pour relever l’ambiguïté mélancolique de ce retour. Mais Howatt ajoute néanmoins connaître « quelques poèmes par cœur ». Ainsi tout espoir n’est pas perdu, puisque le cœur, comme celui des bêtes, recèle encore des beautés qui survivent à la sauvagerie et à la destruction. C’est dès lors à la poésie de sauver cette fin teintée de désespoir. Les deux premières bandes de la planche sont d’ailleurs construites sur un parallélisme visuel qui n’est pas sans rappeler la musicalité et le rythme des vers d’un poème. 
 
Dès lors, au-delà des limites et de la claustration qui composent le motif de ces deux bandes (porte de la cabine, garde-fou du bateau, silhouette des montagnes), tout un monde réapparaît dans la dernière case – le monde que le récit avait fini par laisser derrière lui. On retourne donc là où tout a commencé, dans un silence de deuil qui est peut-être aussi une promesse – celle de se retrouver un jour soi-même, tel qu’on était avant la tragédie.