jeudi 25 octobre 2012

Le Geste et la Parole - 10 : Continuité des parcs (g)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)


LE GESTE ET LA PAROLE - 10 :

Continuité des parcs (g)

 
 
 
En usant d’un mauvais jeu de mot, on pourra rétorquer que cette analyse est « alambiquée », qu’elle va trop loin, qu’elle dépasse les bornes de la vraisemblance.  C’est sans doute vrai. Mais l’homonymie entre le nom du personnage-lecteur et le caractère de ce « qui cherche une subtilité excessive, trop raffinée, trop contournée » peut aussi apporter du poids à notre idée : car si le héros de fiction croise ici l’image du lecteur plongé dans la lecture de ses aventures, si l’intention de Hergé consiste à court-circuiter leurs rapports traditionnels pour les faire se rencontrer, alors il cherche bel et bien à créer une situation qu’on pourra qualifier au sens propre d’ « alambiquée »… Le nom du personnage se justifie alors pleinement, et fort malicieusement. Mais là encore, on pourra objecter que ce nom repose sur un autre jeu de mot, avec le terme « alambic » cette fois-ci, voulant alors souligner le caractère savant du personnage, l’instrument représentant le stéréotype-même du scientifique. Il convient alors de faire remarquer deux choses : la première, c’est que même si Nestor Halambique porte le titre de « professeur » et qu’il est savant au sens premier du terme, il n’en pas pour autant un scientifique : on l’a déjà dit, il s’occupe de sigillographie, domaine dans lequel l’usage de l’alambic n’a pas vraiment d’intérêt ni même de raison d’être. Par contre, et c’est là la deuxième chose qu’on voulait faire remarquer, il faut se demander à quoi sert un alambic : il s’agit d’un appareil destiné à la séparation par distillation des produits entrant dans la composition d’une substance. Or, n’est-ce pas ce à quoi on vient d’assister, et ce qu’on n’a cessé de répéter au fur et à mesure de notre lecture de la première planche ? N’a-t-il pas été, jusqu’à ce point précis, justement question de la séparation entre la lecture et le récit, les deux chemins qui s’éloignent et se croisent sans cesse ? N’a-t-on pas fait remarquer la dichotomie qui était à l’œuvre lorsque la lecture du récit était interrompue par le récit de la lecture ? Hergé ne s’est-il pas évertué à isoler l’image du lecteur à l’intérieur d’une pièce close et celle du héros de fiction à l’extérieur ? Cette scission, cette savante séparation des espaces de l’imaginaire (leurs « parcs » respectifs, pour reprendre la métaphore cortazarienne), elle est symbolisée par cette référence à l’alambic, qui la rend tangible. En chimiste de l’imaginaire, Hergé utilise ici l’« Halambique » pour en isoler donc les deux constituantes : le récit et la lecture (mais aussi le geste et la parole, comme on le verra par la suite).
 
 
Quand cette désunion est abolie en instant par l’irruption du héros dans l’intimité de la lecture, quand le lecteur est surpris par le personnage qui entre dans son espace physique, celui-ci n’y croit pas : le professeur Halambique reste sceptique, il prend Tintin pour Madame Pirotte, donc – solution plus logique, plus cartésienne (moins alambiquée…). Une porte s’est pourtant ouverte dans l’horizon bouché de sa lecture, laissant filtrer l’univers de la fiction au-delà des limites de l’imagination, et les frontières sont donc devenues poreuses. Alors, cette non-reconnaissance du professeur à l’égard de Tintin ne peut que rappeler la case par laquelle on avait commencé cette analyse : « Et personne dans les environs ?... » On avait noté qu’en faisant cette remarque, Tintin ne prenait pas en compte les multiples versions de lui-même, ni le lecteur, qu’il avait pourtant croisé au détour de la première case. Il faut rappeler qu’il avait même usurpé la place du lecteur, s’étant assis sur un banc pour lire. Il était donc pour ainsi dire naturel que Tintin en oublie de compter le lecteur, réduit à un fantôme, puisqu’il s’y était substitué, sur le banc, sur les lieux de la lecture. Ici, alors que Tintin fait irruption dans l’appartement de Nestor Halambique, c’est le contraire qui se passe : le lecteur ne prend pas en compte le personnage, parce que celui-ci n’est pas à sa place ; Tintin n’est plus dans les domaines du récit, dans le parc de la situation initiale, mais chez le lecteur, qui ne s’attendait pas à une telle rencontre.   
à suivre
 
Cases extraites de l'album Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012

samedi 20 octobre 2012

Le Geste et la Parole - 9 : Continuité des parcs (f)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

LE GESTE ET LA PAROLE - 9 :

Continuité des parcs (f)

 
 
 
 
 
 
Cette dernière case de la planche offre une configuration qui fait écho à la première, dans laquelle on voyait Tintin au centre, et devant lui le récit qui s’ouvre, et derrière lui le lecteur. Seulement, les rôles se sont redistribués autrement dans l’espace : le lecteur occupe cette fois-ci le centre, et ses livres encadrent chaque extrémité de la case – les livres qui bouchent son horizon devant lui et ceux qui cassent la perspective au fond de la pièce, dans la bibliothèque (telle est la condition du lecteur, qui n’a comme seule perspective le livre et la lecture). L’espace lui-même a radicalement changé : on se situe désormais dans un intérieur, alors que la première case prenait place à l’extérieur, et que la perspective était au contraire ouverte de chaque côté, rappelant l’ouverte du récit qu’elle devait marquer. Ici, l’espace est donc cloisonné de part et d’autre ; mais surtout, alors que Tintin était initialement au centre de la composition, il en est maintenant purement et simplement exclu. Pour ainsi dire, chaque case est le négatif de l’autre – chaque case est l’envers de l’autre. De ce point de vue, on pourrait penser que si la première signifiait l’entrée de Tintin sur la scène du récit, cette dernière le montre alors s’apprêtant à entrer dans la lecture, s’apprêtant à traverser le miroir, à passer de l’autre côté, à entrer dans le repaire du lecteur, à pénétrer sa conscience – l’idée est réversible : c’est donc aussi le lecteur qui, à son tour, entre dans le récit. Encore une fois, le chemin du lecteur et celui du héros se croisent.  A force d’avoir déplacé ses enjeux vers la lecture, il s’est opéré une dialectique du récit qui se concentre désormais sur l’image de sa réception plutôt que sur celle du héros.
 
 
Si l’on n’avait pas peur d’abroger les frontières entre bande dessinée et littérature, et si l’on ne redoutait pas non plus de verser dans l’anachronisme le plus outrancier, on pourrait voir là une variation de la fameuse nouvelle « Continuité des parcs » de Julio Cortazar… De parc, il a bel et bien été question ici, mais surtout on ne peut qu’être frappé par cette irruption du héros de fiction dans l’univers du lecteur, par ce personnage du récit qui vient surprendre le liseur dans l’intimité de sa lecture – et de là à s’égarer en imaginant que ce vieux lecteur est en train de lire précisément le début du Sceptre d’Ottokar, il n’y a qu’un pas qu’on se gardera évidemment bien de franchir. Et pourtant…
 
Le vieil homme représente bel et bien un alter-ego de nous-mêmes, lecteurs du Sceptre d’Ottokar. Comme nous, qui tournons les pages de la bande dessiné et qui en parcourons les cases des yeux, contribuant ainsi à faire avancer Tintin sur la route du récit, le professeur Halambique est le vecteur qui lance le héros dans sa course folle en Syldavie – et ce précisément à travers le rôle du lecteur qu’il campe. Le savant lisait un document frappé d’un sceau ; il s’occupe de sigillographie, et ne s’intéresse même qu’à cela. En faisant visiter sa collection à Tintin, quelques cases plus loin, il attire l’attention sur un sceau extrêmement rare appartenant au roi de Syldavie, Ottokar IV... A force d’associations d’idées et dans la chaîne des objets qui se précisent peu à peu, on en arrive tout de même bien à ce que la lecture du savant conduise au sceptre d’Ottokar : la lecture studieuse qui se rapporte aux sceaux, les sceaux de manière générale qui laissent place au sceau d’Ottokar IV en particulier, et son évocation qui fera germer l’idée d’un voyage en Syldavie et mènera au sceptre lui-même. Tout cela est contenu en substance dans la lecture du professeur Halambique, sous une forme quasi métonymique – il s’opère ainsi une dialectique dans la visite de l’appartement qui ne peut qu’être comparée à la dialectique de notre lecture elle-même, car « il y a dialectique quand la solution exige des synthèses et la construction d’interdépendances entre les procédés conçus au départ comme opposés, soit simplement comme étrangers l’un par rapport à l’autre.  L’acte de lire exige des synthèses entre des actions de sens contraires »[1].
Que cette citation soit extraite d’un ouvrage intitulé Les Chemins de la Lecture ne fait qu’illustrer d’avantage notre propos : Halambique et le héros n’étaient pas destinés à se rencontrer, étrangers qu’ils sont l’un à l’autre, suivant deux chemins différents – l’un celui du récit, l’autre celui de la lecture. Mais la lecture n’a cessé de rejoindre le récit depuis la première case, et le récit n’a cessé de se tourner lui-même vers la lecture. La rencontre de l’un et l’autre dans la chambre close d’Halambique, dans l’intimité de sa rêverie savante, ne fait que les engager à prendre un chemin commun et surtout complémentaire : si traditionnellement on a tendance à dire que la lecture est guidée par le récit (en effet, il nous « emmène » ailleurs, dans la diégèse), on assiste ici à une réversibilité, car c’est le lecteur-Halambique qui guide le héros-Tintin sur la route du récit en lui faisant visiter son appartement (de même que l’ouverture de la serviette et la lecture de l’adresse avait « guidé » le héros en lui servant de fil directeur). Lorsque Tintin survient, il n’interrompt donc pas vraiment la lecture, il vient la rejoindre, la croiser, la rencontrer, coïncider avec elle et fusionner avec elle.
 
D’ailleurs, dans la deuxième planche, Halambique ne reconnaît pas immédiatement Tintin – ou plutôt, il ne se rend pas compte que c’est un étranger qui vient d’entrer dans son appartement : « Bonsoir, Madame Pirotte. Déposez tout cela sur la petite table, voulez-vous ?... », dit-il au jeune reporter. Si j’ai employé le terme de « reconnaissance », c’est pour traduire la situation qui se joue là dans des termes propres à notre propos. Pourquoi, selon le professeur Halambique, Tintin ne peut-il être la personne qui vient de frapper à sa porte et entrer dans sa pièce en même temps que dans son quotidien ? Madame Pirotte, elle, fait partie de l’univers du lecteur Halambique, elle est susceptible de lui apporter des courses, du courrier, du linge repassé…  Tintin n’a rien à faire là – d’autant que c’est bien la dernière personne que le savant s’attendait à voir, puisqu’il est le lecteur et lui le personnage, l’un l’autre appartenant à deux univers certes complémentaires mais surtout disjoints. On comprend bien que le lecteur n’avait pas prévu que le personnage surgisse ainsi chez lui.
A suivre…
Cases extraites de l'album Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012
 
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En supplément, et pour le plaisir, voici le texte intégral de la nouvelle de Cortazar :
Continuité des parcs
Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au -delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.
Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du coeur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.
Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent pas. À cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman.
 
Julio Cortazar, « Continuidad de los Parques », Fin d’un jeu (1956),
traduit de l’espagnol par C. et R. Caillois, Gallimard, 1963.


[1] Gérard Chauveau et Eliane Rogovas-Chaveau, Les Chemins de la Lecture (éditions Magnard, 1994), page 44.


samedi 6 octobre 2012

Le Geste et la Parole - 8 : Continuité des parcs (e)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

Le Geste et la Parole - 8 :

Continuité des parcs (e)

 
 
 
 
 
 
 
 Au seuil du récit, on a donc vu Tintin et le lecteur intervertir leur rôle respectif dans le plus complet manque de discernement : le lecteur était incarné par Tintin (n’était-ce pas ce que pouvait signifier aussi la deuxième case où le lecteur voyait par-dessus l’épaule du héros, comme si leur point de vue devait converger, à cet instant ?), et la lecture elle-même était mise en scène par le récit. L’un et l’autre annulaient leur commencement en se neutralisant mutuellement, la lecture du récit étant interrompue par le récit de la lecture. Et c’est finalement de la lecture-même, de la serviette-livre, que le récit s’extrait enfin, ultime image gigogne, puisque la parole qu’elle renferme appelle un acte : d’abord Tintin y lit une adresse, et puis il y va. Autrement dit : il y a là des instructions et leur réalisation, métaphores du scénario et de sa représentation, soit la parole qui entraîne le geste. Cette Boîte de Pandore en forme de sacoche recèle des mots en apparence anodins mais derrière lesquels se dissimulent une ribambelle de péripéties et de faux-semblants, comme la suite du Sceptre d’Ottokar nous l’apprendra : une adresse donnée comme un rendez-vous, une porte qui s’ouvre sur l’histoire à venir. Et c’est bien parce que la parole induit enfin le geste et non plus l’inactivité (ici est contredite la fameuse réplique « Nous allons nous assoir un instant sur ce banc »), que le récit peut commencer, que la bande dessinée parvient réellement à entrer dans la mécanique de la narration.
 
Mais pour autant, le récit n’en a pas fini de raconter la lecture : à la dernière bande de la planche, Tintin est sorti du parc, il marche dans la ville, il est sur la route du récit, il identifie le nom de la rue, et puis le numéro de l’immeuble, la concierge lui indique l’étage, il monte les marches, et il frappe à la porte d’un appartement dans lequel on voit un vieil homme … lire ! La fin de la planche clôt ainsi la chaîne des dédoublements-redoublements qui s’y étaient multipliés. Avant d’expliquer tout le retournement en abyme qui s’opère ici, il faut d’abord signaler que cette dernière case est la seule dans la planche où Tintin est absent. Or, l’une des premières choses qu’on a dites sur cette planche consistait à faire remarquer cette curiosité de la tabularité, ce kaléidoscope-Tintin apparaissant d’un seul coup d’œil à plusieurs endroits de la page, images réfractées du même à différents moments du récit, le héros côtoyant ses avatars passés et futurs d’une case à l’autre. Mais alors que le récit parvient au premier objet de la quête (Nestor Halambique, le propriétaire de la serviette), le personnage se soustrait à l’image. Alors que Tintin réalise une action, et alors qu’il touche au but, il est finalement relégué dans le hors-champ, dans les coulisses. Cette mise à l’écart de la représentation au moment de faire une rencontre (décisive) est d’autant plus insolite que les cases précédentes, dans lesquelles le héros était constamment mis en valeur au premier plan, n’ont finalement que peu d’intérêts en termes narratifs, simples maillons d’une chaîne d’actions dont le récit aurait pu aisément faire l’économie.
 
 
Dans la case, Tintin n’est pas là, donc, mais que s’y trouve-t-il, alors ? Un vieil homme, en train de lire, a-t-on dit – un lecteur, l’image-même du lecteur, son stéréotype : le personnage, barbiche savante de rigueur, est penché sur son bureau, déchiffrant un parchemin, des lunettes sur le nez, redoublées par une loupe à la main. Tous ces attributs martèlent une même chose : la lecture. Or, c’est bien là ce dont il a été question dès la première case, dès le moment où le chemin du personnage et celui du lecteur se sont croisés, avec ensuite cette pause du héros qui s’était arrêté pour lire et la lecture qui avait au final relancé le récit. Dès lors, Tintin atteint bel et bien le seul et unique objet possible de sa quête : Nestor Halambique, certes, mais aussi et surtout le lecteur, le lecteur dans l’absolu, incarné par le dit Nestor, personnage transfiguré par l’allégorie. Car, pourquoi donc Tintin agit-il constamment comme il le fait ? Pourquoi s’occupe-t-il des affaires des autres alors que cela ne lui réussit pas, comme le lui rappelle Milou ? Pourquoi cherche-t-il toujours ainsi l’aventure ? Pourquoi, sinon pour satisfaire le lecteur, pour le tenir en haleine, pour se garantir sa fidélité ? La première mission de Tintin, la priorité des priorités, c’est donc de chercher le lecteur, de capter son attention et d’entrer dans son intimité, de pénétrer dans la boîte en os qui constitue le théâtre de ses lectures : « TOC TOC TOC – Entrez ! »
à suivre
 
Cases extraites de l'album Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012