vendredi 28 septembre 2012

À la loupe : Gil Jourdan - Le Chinois à deux roues de Maurice Tillieux

À la loupe :

Gil Jourdan - LE CHINOIS À DEUX ROUES

de Maurice TILLIEUX

Avertissement : Ce texte est la version intégrale d'un commentaire de planche paru dans la revue  en ligne Neuvième Art 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article460


 


Le rythme en bande dessinée intervient différemment que dans les autres arts de la narration, parce que son rapport au temps est plus ambivalent. Au cinéma par exemple, les images d’une séquence (la scène) se succèdent dans la durée, et il est ainsi aisé de leur imprimer des variations de rythme (accélération ou ralentissement), que ce soit à travers le montage ou même dans l’intervention directe sur la vitesse de projection de l’image. La bande dessinée présente au contraire une séquence (la planche) dans une certaine simultanéité figée : c’est ce qu’on appelle la tabularité, cet espace de la page dans lequel l’œil perçoit collectivement les cases qui s’y succèdent et qui présentent un récit dans la durée, certes, mais seulement la durée de notre lecture. Ce n’est dès lors plus le temps du récit qui défile comme dans un film, mais les espaces du récit (les cases) qui s’y succèdent.  On comprendra, dès lors, que le rythme en bande dessinée est plutôt une affaire d’espace que de temps.

C’est ce que démontre de manière exemplaire cette planche extraite du Chinois à deux roues, une aventure de Gil Jourdan. Dans cette page, on est arrivé au terme d’une course poursuite, et ce topos du récit policier est l’occasion rêvée pour Tillieux de se mesurer à la question du rythme. La planche se divise en deux parties : d’abord quatre cases qui occupent la première moitié de la page, et puis une très grande case à laquelle est consacrée toute la deuxième moitié. La première bande se focalise sur le véhicule des poursuivants, la deuxième sur la camionnette du poursuivi (Jourdan), et la grande case enfin sur leur rencontre brutale.

Si l’on compare ces deux parties et ce qui s’y passe, on comprend vite que l’intention du dessinateur est de donner l’impression d’une précipitation du récit, une montée en intensité qui trouve son paroxysme à la dernière case. Les quatre premières offrent ainsi des instantanés de l’action très « serrés », très proches les uns des autres, comme le montre leur articulation. En effet, le bandit n’a pas le temps de finir sa phrase dans la première vignette, ni même le verbe qu’il a pourtant commencé à prononcer, et qui débute par un « f » – à la case suivante, il hurle avec désespoir au conducteur « frEINE !! FREINE !! », injonction qui reprend donc la première lettre du verbe avorté de sa précédente réplique : la parole est alors saisie dans une continuité fluide, en un seul et même élan glissant d’une case à l’autre.  La vitesse est suggérée de manière plus visuelle dans la deuxième bande où l’on voit d’abord Jourdan sauter par la portière de la camionnette en marche, et puis celle-ci poursuivre sa course en s’éloignant alors que le héros n’est plus qu’à peine visible au bord de la case : Tillieux donne ainsi l’impression d’avoir conservé approximativement le même cadrage d’une vignette à l’autre, la dérive des deux objets (le véhicule vers le point de fuite, Gil Jourdan vers le hors-champ) s’expliquant par la rapidité et la brutalité de l’enchaînement. La dernière case représente alors les deux véhicules qui se rentrent l’un dans l’autre, de manière doublement spectaculaire : d’abord en raison du choc qui a lieu, et puis par rapport à la place qui lui est accordée sur la planche, aux dimensions disproportionnées.

A travers la gestion de l’espace, on obtient donc deux rythmes différents : d’abord un précipité de l’action grâce un enchaînement de cases de taille standard, qui figure l’accélération, et puis une suspension, un peu comme un ralenti, avec cette case démesurée qui semble freiner le temps de la lecture, obligeant le lecteur à s’y arrêter plus longuement pour en considérer toute l’importance. Le récit n’est que la pure allégorie de ce travail sur le rythme, avec ses voitures qui roulent à tombeau ouvert dans la première partie, et qui se voient violemment immobilisés dans la deuxième.

Entre vitesse et arrêt, précipitation et suspension, l’espace apparaît alors certes comme vecteur du rythme en bande dessinée, mais aussi en instrument de la dislocation : dislocation temporelle évidemment, puisque chaque case est un instant différent, mais aussi dislocation physique, les espaces se télescopant sur la page. Il n’y a qu’à observer ici la désorientation que traduisent les personnages et qui brouille la hiérarchie du sens de lecture. En effet, dans l’espace diégétique, les bandits sont en bas et Gil Jourdan en haut ; sur la planche, c’est le contraire. De plus, dans la première bande, les bandits regardent vers le haut, tandis qu’à la deuxième bande le détective a les yeux baissés vers le bas et que la camionnette est précipitée dans le vide. Ainsi, les valeurs sont renversées, le haut en bas et le bas en haut, les regards bifurquant dans chaque sens alors qu’ils devraient se croiser… La précipitation du rythme a donc pour corolaire la désarticulation des espaces physiques, mis sens dessus dessous.

A cela s’ajoute la pratique du surcadrage, les vitres et les portières de chaque véhicule renvoyant en abyme aux cadres des cases elles-mêmes, véhicules du récit : à la fin, ces cadrages intérieurs à l’image se percutent et se télescopent au sein d’une seule case dans laquelle s’incarne le chaos : tôle froissée, portières éjectées, glaces brisées, pneus écrasés, personnage entre l’intérieur et l’extérieur, à deux doigts d’être broyé – un coup de feu part même tout seul. Là, la dislocation ne se réalise pas d’une case à l’autre, mais se poursuit à l’intérieur-même de cette dernière case, jonction de toutes les forces contraires, collision destructrice d’espaces autonomes. 
 
Les aventures de Gil Jourdan sont disponibles dans une somptueuse intégrale aux éditions Dupuis. Pour plus de renseignements, rendez-vous sur le site de l'éditeur :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/s/2643/gil_jourdan_-_l_integrale.html

dimanche 23 septembre 2012

Le Geste et la Parole - 7 : Continuité des parcs (d)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

Le Geste et la Parole - 7

Continuité des parcs (d)

 
 
 
 
 
 
 Revenons à la deuxième case du Sceptre d’Ottokar, car on doit évoquer l’autre différence fondamentale avec celle de L’Île Noire. Dans cette dernière, Tintin affichait une démarche volontaire, il allait au-devant de l’aventure ; il nous faisait presque face, il venait à notre rencontre sur le chemin de notre lecture – et rapidement, le lecteur sera rassasié de péripéties : un avion en détresse qui atterrit, un coup de feu qui fait perdre connaissance au héros… Dans Le Sceptre d’Ottokar, la perspective du récit est plutôt limitée et décevante, au premier abord : « Nous allons nous asseoir un instant sur ce banc », déclare Tintin. Programme volontairement désenchanteur : sitôt sorti de la pause du récit, Tintin envisage déjà de faire une autre pause ! Hé quoi ? A-t-on ouvert un album du héros-reporter pour le voir se prélasser ? A peine l’action lancée qu’elle serait étouffée lamentablement sur un banc public ? Qu’est-ce que cela veut donc dire ? D’abord, l’emploi du futur proche instaure bel et bien l’idée d’un programme à accomplir (« nous allons nous assoir »), presque mécanique, trop neutre pour être honnête. D’ailleurs, on peut observer dans la bande dessinée que c’est l’une des rares phrases prononcées dans un phylactère qui ne se termine pas par des points de suspension, mais par un point final. « Nous allons nous asseoir un instant sur ce banc. » Là où ailleurs les paroles se distinguent par leur caractère inachevé, appelant toujours une suite ou du moins une action à suivre, on a plutôt ici une réplique au caractère définitif, catégorique, qui ne souffrirait semble-t-il aucune contradiction, et qui s’oppose d’ailleurs résolument à l’élan pris par Milou, qui vient de se mettre à poursuivre des oiseaux.  Tintin, à tous niveaux, provoque donc un coup d’arrêt au récit à peine amorcé.
Du moins, en apparence : il existe une nuance dans la phrase « nous allons nous assoir un instant sur ce banc ». L’indication temporelle souligne une durée indéterminée mais cependant brève – rien qu’un instant. Comme si le personnage indiquait par là que la pause sur le banc ne serait pas longue, qu’elle ne serait qu’une étape. Surtout, concrètement, que veut-il faire, sur ce banc ? Lire. Or, ce qui paraît n’être qu’un arrêt brutal du récit dissimule en fait un détour, ou pour mieux dire un détournement tout symbolique qui revient aux chemins croisés du récit et de la lecture introduits dans la première case. En se mettant en grève d’activités, Tintin s’incarne en lecteur, et il envisage alors de poursuivre la lecture, et non plus le récit. Alors, qui est le héros ? Qui est le lecteur ? Celui qui tient le livre à la main et qui s’apprête ici à l’ouvrir ? Celui qui, à la case précédente, marche une canne à la main, induisant par là une promenade plus longue que celle de notre héros, et donc une action plus conséquente ? Se confondent ainsi lecture et action, comme si le récit exprimait la subordination de la lecture à l’action menée. Les frontières entre l’une et l’autre deviennent floues, leur identité s’inverse : Tintin se fait lecteur, le lecteur se fait aventurier, et ainsi peut commencer l’aventure de la lecture.
 
Et c’est justement par la lecture que Tintin va trouver l’amorce des péripéties qui vont le conduire jusqu’en Syldavie. Tout fonctionne dès lors comme si le dédoublement du récit en lecture, répondant lui-même aux multiples dédoublements précédents, permettait de mettre en perspective les mécanismes qui l’animent : en transformant la lecture du récit en récit de la lecture, la bande dessinée se regarde. Car même si finalement Tintin n’ouvre pas son livre à cause de la serviette oubliée, il en a néanmoins fait la découverte à la faveur du désir de lecture qu’il a exprimé implicitement. Et quand bien même, le personnage assouvira bel et bien son appétit de lecture… Mais procédons par ordre : « Et personne dans les environs ?... » s’étonne-t-il. Personne autre que lui, donc, et ses avatars des cases précédentes : lui-même, l’image, la statue, le promeneur, le lecteur, le lecteur qu’il est devenu. Tout cela, Tintin ne le voit pas, parce qu’un problème s’est posé : le lecteur – moi, vous, nous – s’assoit et veut lire un récit d’aventures, mais tout ce à quoi il assiste, c’est au spectacle du héros qui s’assoit et qui veut lire un récit (d’aventures ?). L’action est au point mort parce qu’elle ne fait alors que répéter la passivité du lecteur en attente de péripéties, elle ne fait que le conduire au fond d’une impasse où il se voit lui-même. Comment relancer la lecture ? Comment relancer l’action ? Comment, alors que les deux gestes se redoublent et s’annulent ? Comment transformer l’interruption causée par la lecture en début de récit ? Comment, si ce n’est en stoppant précisément la lecture de Tintin par la grâce d’un élément perturbateur, ici la découverte inopinée d’une serviette ? La serviette vient donc jeter un trouble, au sens propre comme au sens figuré, dans la lecture : elle avorte celle de Tintin, et par là-même elle relance celle du lecteur qui voit le récit se remettre en route grâce à cette découverte. Résolution du problème : « Si je l’ouvrais ?... J’y trouverai sans doute l’adresse de son propriétaire… » Et comment y trouverait-il l’adresse sinon précisément par la lecture, en la lisant ?
 
 
 
D’ailleurs, au niveau de la représentation, la serviette encore scellée entre les mains de Tintin ressemble à s’y méprendre à un livre fermé. Allons plus loin, même. Si on observe les cases 4 et 5, on assiste à la substitution d’un objet à l’autre, une sorte de métamorphose, même : livre et serviette sont placés dans la même position sur les genoux de Tintin, entre ses mains ; si le personnage a remplacé l’un par l’autre, ce ne peut être qu’à la faveur de l’ellipse, qui joue ici un rôle de prestidigitateur. L’objet de la lecture (le livre) s’est transformé sous nos yeux en objet de la quête (la serviette), l’objet qui va lancer la quête, et l’un l’autre intervertissent leur fonction, jusqu’au vertige : lecture de la quête, quête de la lecture… Ouvrir la serviette, c’est ouvrir la Boîte de Pandore de la fiction et libérer toutes les péripéties qu’elle renfermait, comme en renferme un récit ; ouvrir la serviette, c’est y lire comme dans un livre, c’est y découvrir une destination, une adresse, donner une impulsion, et libérer Tintin-lecteur de son inactivité. C’est finalement joindre le geste à la parole : d’abord la lecture de coordonnées, qui n’est alors que parole, et puis le geste qu’elle sous-entend, c’est-à-dire s’y rendre. Encore assis, Tintin lit, comme l’indiquent les guillemets : « Ah ! voilà !... ‘’Nestor Halambique, 24, rue du Vol à Voile…’’ » Maintenant debout, le bras se balançant qui indique le rythme soutenu de la marche, il décide « C’est à deux pas, je vais la rapporter… » Sous son bras, il porte à la fois le livre et la serviette, la lecture et le récit, qui s’entraînent l’un l’autre, vecteur de la motivation du lecteur et du personnage, solidaires, de nouveau.
 

 
 
 
à suivre...
 
Cases extraites de l'album Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012

dimanche 9 septembre 2012

Le Geste et la Parole 6 - Continuité des parcs (c)

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)
 

Le Geste et la Parole - 6

Continuité des parcs (c)
 
 
(il est nécessaire d’avoir lu les textes précédents pour saisir les tenants et les aboutissants de celui-ci : http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-4-continuite-des.html et http://loeilprivebd.blogspot.fr/2012/08/le-geste-et-la-parole-5-continuite-des.html)
 
 
 
 
La deuxième case du Sceptre d’Ottokar poursuit la relecture du début de L’Île Noire. Dans ce dernier album, à la deuxième case, on voyait Tintin dans le même cadrage que sur la photographie de la case précédente, dans la même attitude, un peu moins guindé peut-être, sur le même chemin, mais un peu plus loin. On y avait vu une extraction du personnage hors de la fixité de l’image ; d’abord sur pause, il était passé en mode lecture. La deuxième case du Spectre d’Ottokar rejoue donc tout cela, et c’est surtout Milou qui s’en fait le signe. Autant sur la photographie de L’Île Noire Milou « posait » lui aussi, suivant le pas de son maître, autant dans la case subséquente il courait joyeusement le long de la pente bordant le chemin, revenu ainsi à son état naturel. Or, on retrouve une logique identique dans Le Sceptre d’Ottokar d’abord, on voit Milou calme et docile ; comme son maître il semble affecter une attitude, il semble se retenir, « poser », encore – et d’ailleurs, il sourit… Tandis que dans la deuxième case, le chien court déjà, chassant des moineaux ; il court de nouveau, pourrait-on dire, comme dans L’Île Noire. C’est l’instinct animal de l’image qui se met aussitôt en mouvement, passé le moment d’inaction, libéré de l’immobilité de la case initiale.
 
 
Cependant, deux choses essentielles changent dans cette case, si on la compare à celle de l’album précédent. D’abord, les deux vignettes de L’Île Noire conservaient un cadrage identique, pour mieux marquer encore cette logique d’extraction qu’on vient d’évoquer, figurant par l’ellipse une sorte de travelling latéral, et de cette façon donnant l’illusion du mouvement (en tout cas, l’idée de mouvement), et par là-même celle de la mise en mouvement du récit. Dans Le Sceptre d’Ottokar, l’angle de vue a changé d’une case à l’autre : là où Tintin se présentait précédemment de trois quart face, on le voit désormais de trois quart dos.
Pourquoi voyons-nous maintenant le personnage de dos ? Pourquoi y a-t-il ici rupture alors que dans L’Île Noire la continuité était préservée ? La logique se fait alors un peu plus retorse, et pour répondre à ces questions, il faut d’abord se souvenir de ce que Tintin avait dans le dos à la case précédente. Rappel, donc : derrière le personnage apparaissait la représentation elle-même (la statue), c’est-à-dire l’image de la représentation, la conscience-même de l’image – et derrière elle, le lecteur. Voir le personnage de dos, du point de vue presque de la représentation, et surtout de celui du lecteur, c’est voir le personnage qui est passé de l’autre côté de l’image, de l’autre côté du miroir, c’est le voir entrer dans le récit. Cette case constitue en effet l’envers de la case précédente, elle en est pour ainsi dire le contrechamp, le négatif, et les valeurs y sont inversées : l’une était pose, l’autre mouvement ; l’une était pause du récit, l’autre entame l’action ; de l’une on voyait les coulisses, de l’autre on voit la scène. Là le personnage venait à notre rencontre, ici, nous le suivons sur sa route.
Le point de vue de la représentation, a-t-on dit à l’instant : mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? La deuxième case scelle le début du récit, de sa parole qui se fait enfin entendre, et en bande dessinée cela doit signifier la mise en mouvement du geste, de l’image qui se met à suivre le récit. Le point de vue de la représentation, c’est celui du geste qui s’anime, celui de l’image qui se fait vecteur de narration. L’image n’est plus cette statue hiératique ou cette photographie figée, Tintin s’en éloigne, Tintin lui tourne le dos, Tintin s’en extrait, Tintin en est sorti, et il entre dans le récit, comme s’il avait franchi le pas d’une porte, comme s’il avait franchi un seuil en l’espèce de la première case. Et ce qu’on voit, par-dessus l’épaule du personnage, presque à travers son propre point de vue, c’est le chemin du parc devant lui, c’est la perspective du récit qui s’amorce.
 
 
 
D’ailleurs, l’action mise en route, il ne sera plus question de fixité, il ne sera plus possible d’arrêter le héros, de l’enfermer dans le hiératisme d’une image stérile. Un épisode, deux planches plus loin, en est la pure illustration, parce qu’il réutilise les codes évoqués depuis plusieurs lignes : des espions bordures veulent savoir qui est ce Tintin qui semble déjà trop gênant, et l’un d’entre eux s’arrange pour le photographier alors qu’il descend un escalier. Mais quand ils développent le cliché, ils s’aperçoivent que le cadre de la photographie n’a pu saisir Tintin en mouvement : seul le corps est visible, pas le visage, et même Milou ne laisse voir que son arrière-train – le reste est hors-champ. Allégorie : il est impossible de réduire Tintin à l’inertie, à moins de subir une perte, à moins de n’en obtenir qu’une image lacunaire, à moins d’être incapable d’en tirer quoi que ce soit, au final. Pas encore dans le récit, encore dans ses marges, le personnage se laissait photographier, comme l’a prouvé la première case de L’Île Noire et comme l’a connoté celle du Sceptre d’Ottokar ; mais ici, il est désormais insaisissable, la photographie en abyme n’a aucune emprise sur lui – et les doigts qui suspendent l’image dans l’image, comme pour en souligner l’immobilité, la platitude, l’artifice, ces doigts ont laissé échapper l’essentiel, inaccessible.
 
 
 
 
Quand le héros surprendra la conversation des espions, il entendra d’ailleurs cet échange : « Bah ! Nous savons tout de même qu’il s’appelle Tintin… – Tintin !... Tintin !... Tu sais bien que le nom seul ne suffit pas !... C’est toujours la photo dont nous avons besoin !... » Il s’agit là d’une mise en situation idéale du geste (ici la photo) et de la parole (ici le nom), et surtout en ce qui concerne l’impossible réduction du geste à une immobilité contreproductive, contre-exemple tout trouvé à la pose consentie de la première case, lorsque le récit est encore en berne, quand l’inactivité du corps, rigide, répond à l’absence du récit. Désormais le corps est actif, impossible à saisir dans le flux des images qui s’enchaînent avec l’histoire. Le dialogue des espions pourrait se traduire ainsi : « Bah !... Nous avons quand même la parole (ils ont placé leur voisin sur écoute, d’ailleurs, et entendent donc tout ce qui s’y dit – à défaut de voir), nous avons quand même le récit ! – Tu sais bien que la parole seule ne suffit pas, que le récit seul ne suffit pas !... C’est toujours de l’image, du geste, dont nous avons besoin !... » Les premières cases disaient l’inverse : il s’y trouvait l’image, mais pas encore la parole. Finalement, l’un sans l’autre n’ont aucune valeur, aucune utilité, car l’un est irréductible à l’autre. Détail amusant : l’appareil-photo miniaturisé était dissimulé dans une montre-gousset – le rapport au temps, au réglage de la montre que l’espion feint de faire, accentue cette synchronie, cette simultanéité du geste et de la parole, de l’image et du récit qui ne souffre aucun décalage. « Drôle d’endroit pour régler sa montre… » remarque Tintin. L’endroit ? L’escalier, sans doute, mais aussi la bande dessinée, sûrement ! Drôle de lieu que la bande dessiné, sa mécanique synchrone bien huilée, sa temporalité de l’imaginaire, pour régler sa montre, dès lors inutile – drôle d’endroit aussi pour vouloir immobiliser l’image, toujours articulée entre la précédente et le suivante.
 


 





Cases extraites des albums L'Île Noire et Le Sceptre d'Ottokar Copyright © Hergé / Moulinsart 2012


 

dimanche 2 septembre 2012

À la loupe : Gaston Lagaffe, gag 548, d'André Franquin

À la loupe :
Gaston Lagaffe, gag 548
André Franquin
 
 
Avertissement : Ce texte est la version intégrale d'un commentaire de planche paru dans la revue Neuvième Art 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article427



 
 
Tout le petit théâtre de Lagaffe à l’ère Prunelle semble être là : un objet à protéger (le vase de Monsieur Dupuis, alternatives aux contrats de Demesmaeker), de petits gadgets ravageurs (le tank miniature, « la plus petite fusée du monde ») et parasites (Lebrac écrase la fusée comme s’il s’agissait d’un insecte dangereux), un Gaston inconscient et nonchalant, un Lebrac en panique, et un Prunelle dont les nerfs lâchent…
L’utilisation des onomatopées est elle aussi caractéristique de cette petite musique : passée l’exposition, Prunelle et surtout Lebrac n’auront plus recours au langage articulé, laissant la place aux interventions incongrues de Gaston et surtout au bruit et à la fureur de ses gaffes. Car les deux hommes semblent assaillis autant par les redoutables bricolages de Gaston que par leur vacarme de plus en plus envahissant : dans les 3ème et 4ème cases, les signes sonores  sont encore confinés dans l’angle inférieur droit, alors qu’à la 7ème ils occupent de long en large le champ de l’image. On peut alors observer que le son entretient un rapport étroit avec la spatialité de la case, car c’est à travers celle-ci que Franquin parvient à en figurer l’intensité. L’auteur rappelle ainsi magistralement que le son en bande dessinée se doit d’être visible, et sa manifestation, graphique. C’est particulièrement évident dans l’avant dernière case, où les onomatopées et autres signes phonétiques honteux encombrent la moitié de l’espace, représentant doublement la cacophonie : d’abord parce que Lebrac se bouche les oreilles, mais aussi parce qu’il se courbe et se tord, comme pour laisser plus de place à la farandole des caractères qui se bousculent au-dessus de lui. Tout au long de la planche, Lebrac en particulier incarne alors la victime par excellence de la fatalité des bévues de Gaston : effaré et muet, il montre la vanité de vouloir combattre le chaos sonore orchestré par Gaston (la bouche souvent grande ouverte, prêt à crier, contraste avec l’absence de son qui en sort).
Et c’est bien une fatalité qui est révélée dans cette planche, démontrant que le destin du gag repose sur la chute à laquelle les personnages s’exposent dès le début : Prunelle, nouvel oracle d’une tragédie burlesque, pressent le malheur à partir de la deuxième case, à la suite de Lebrac qui le lui avait suggéré : « Mais ! C’est vrai, ça !! Et Lagaffe qui est à côté !! AÏEAÏEAÏE ! ». Le rythme ternaire de l’interjection alors prononcée, tel trois coups brefs frappés à la porte du malheur, décline ainsi par anticipation les trois étapes du gag (le vase est menacé par trois fois, la dernière étant la bonne) et sera complété de deux autres occurrences situées dans la planche sur une même ligne verticale (d’abord à la 5ème case, et puis à la 10ème) sur laquelle on observe d’ailleurs une gradation au niveau de la taille des caractères, figurant la marche inéluctable du destin de la gaffe, dont il est impossible de dévier.
La page offre ainsi toute l’étendue de la mécanique bien réglée du dérèglement, machine infernale dont Gaston est l’instrument, et qui plonge invariablement la rédaction de Spirou dans le chaos. Cependant, ce schéma scrupuleusement respecté possède ici sa singularité : Gaston n’est qu’indirectement responsable du gag, et surtout il en est quasiment absent, n’apparaissant que relativement tard, et presque toujours à la lisière de l’image, entre deux portes, mis à l’écart et même relégué au hors-champ dans la deuxième moitié de la planche. Mais comme Œdipe, c’est en fuyant son destin qu’on le précipite : et c’est ce qu’apprend Prunelle à ses dépens, puisqu’à force de vouloir protéger le vase des dérapages de Gaston il s’en fera lui-même le destructeur. Le gag se fait alors plus retors que le stéréotype de la chute ne le laissait présager : c’en est le renversement, l’arrosé arroseur, la victime qui se fait à son tour bourreau, son propre bourreau.
Plus retors, le gag n’en est aussi que plus beau, si l’on considère l’objet qui est en est au centre : le vase peint, forme vide, forme creuse, objet conventionnel qui contraste avec la panoplie anarchique de Gaston. Le vase symbolise par sa béance intérieure la vanité des protocoles et  des conventions, associé surtout qu’il est à Monsieur Dupuis. Prunelle en a la charge, de la même manière qu’il a des responsabilités au sein de la rédaction, lesquelles sont imprécises, vagues, aussi creuses que peut l’être le vase. Le personnage incarne ici la bureaucratie, le conformisme – et ce n’est pas pour rien qu’il évoque sa « carrière » dans la dernière case. Héros du désordre antisocial, Gaston menace constamment de briser le vase comme les nerfs de cadre fragile de Prunelle (Franquin dira à son propos qu’il « finira par faire une dépression nerveuse tellement il prend au sérieux des conneries »), et c’est ce qui se réalise dans la chute : à son tour, Prunelle s’est laissé aller au plaisir cathartique de la destruction, mais pour cela s’inflige un hyperbolique et désopilant exil dans un no man’s land nocturne, allégorie du désespoir. « J’ai brisé ma carrière », se lamente-t-il : outre le jeu de mots rappelant le vase, on voit ici que la destruction des bienséances s’oppose aux ambitions sociales, et conduit ceux qui n’y sont pas préparés à la solitude et au malheur. Mais n’est-il pas aussi question de bande dessinée, ici ? Le vase est brisé, l’image dont il était recouvert devient morcelée, et l’objet est alors privé du vide qu’il contenait – sans doute trouve-t-il dans l’implosion sa seule vocation. Une planche de bande dessinée n’est pas autre chose : images fragmentaires, déconstruites par la cassure de l’ellipse, mais pleines de sens…
A travers les motifs du chaos, du fracas et de la destruction, la bande dessinée se définit comme rupture avec le quotidien. Pour le bonheur du lecteur, mais aussi pour le malheur de Prunelle, le bureaucrate. Franquin se place ainsi dans le sillage mallarméen du vieux « le Chinois au cœur limpide et fin / De qui l'extase pure est de peindre la fin / Sur ses tasses de neige à la lune ravie / D'une bizarre fleur qui parfume sa vie / Transparente, la fleur qu'il a sentie, enfant, / Au filigrane bleu de l'âme se greffant ». Sauf qu’il ne se contente pas de caresser sur le vernis des apparences de la porcelaine pour accéder au secret de son art : il va jusqu’à la mettre en morceau.