lundi 16 juillet 2012

Notes de lecture : Billy Bat, tome 1 à 3, de Naoki Urasawa et Takashi Nagasaki

Notes de lectures :

BILLY BAT

(1 à 3)

de Naoki Urasawa et Takashi Nagasaki



Il n’aura échappé à personne que Naoki Urasawa a signé les meilleurs mangas de la décennie passée, et qu’il poursuit son œuvre avec une maestria chaque fois renouvelée, comme nous l’ont prouvé en particulier les trois premiers volumes de la série Billy Bat éditée en France cette année.



Le dessin

Il est probable aussi que beaucoup auront remarqué que dans ses récits le dessin occupe une place centrale – pour être plus précis, on pourrait même dire que le dessin et l’objet livre y occupent une place centrale. En effet dans Monster (inoubliable relecture du principe hitchcockien du faux-coupable, à la lisière du surnaturel), la clé de l’énigme concernant la personnalité plus qu’ambivalente du nouveau Mabuse, figure incarnée du mal, réside dans un livre illustré pour enfants, dont les images apportent une lumière particulière sur les motivations du personnage. De façon encore plus nette, dans le chef d’œuvre apocalyptique et mélancolique 20th Century Boys, le mystère et son élucidation prennent leur source dans un « cahier de prédictions », où les personnages principaux, enfants, se racontaient des histoires dont ils étaient les héros et mettaient en scène la destruction du monde à travers leurs dessins. Pluto procède d’une démarche plus retorse et plus ambigüe dans ce rapport à l’image fondatrice : il s’agit là carrément d’une relecture-prolongement d’un épisode de la série incontournable d’Osuma Tezuka  « Astro Boy »: Le Robot Le Plus Fort Du Monde – mais on pourrait citer aussi ce passage si caractéristique de la poétique d’Urasawa, dans lequel le dit Pluto se retrouve frappé d’amnésie et peint sur un mur un champ de fleurs, image édénique d’un bonheur et d’une harmonie perdus, dont le scénario donnera l’explication plus tard, puisque cette image renferme encore la réponse à bien des questions. On remarquera par ailleurs que l’image fondatrice du récit est à chaque fois associée à l’enfance (le livre pour enfants, le cahier réalisé dans l’enfance, Astro l’enfant-robot), comme pour montrer l’origine profonde du dessin, intrinsèquement liée à la constitution d’une personnalité, d’un individu, d’une histoire.



A chaque manga, le récit prend donc ses bases dans une sorte d’image originelle sur laquelle il s’agit de faire retour (comme il y a fréquemment retour vers l’enfance, d’ailleurs, ou du moins vers le passé, pour expliquer les lacunes de l’âge adulte). En cela, Naoki Urasawa n’est pas bien loin de la vision cinématographique de Brian De Palma, ou encore du Blow Up d’Antonioni, sans oublier la nouvelle de Cortázar dont ce dernier film est tiré, Les Fils de la Vierge : en effet, chez ces cinéastes et dans ce texte, il s’agit de revenir sur une image-source, une photo, un plan, une séquence, dont les faux-semblants sont trop complexes pour avoir été percés dès la première vue – alors, il faut sans cesse s’y référer, ressasser, décortiquer, disséquer, démultiplier, explorer le moindre détail, pour extraire au final la plus petite parcelle de sens qui explique l’ensemble. Quand Antonioni met en scène cela avec le photographe de Blow Up, lorsque De Palma décline brillamment toutes les variations possibles sur ce thème dans Obsession, Blow Out, Mission : Impossible ou Snake Eyes, ils parlent du cinéma et du rapport du voyeur/spectateur à l’image vue/projetée (et ils en disent bien des choses dont ce n’est pas le propos ici). Quand Naoki Urasawa adopte à peu près une démarche comparable, mais qu’il remplace l’image photographiée et l’image filmée par l’image dessinée, par le geste autant créateur que destructeur qu’elle induit, son discours se fait lui aussi éminemment réflexif.

Mise en abyme

Le cas Pluto rappelle d’ailleurs un peu le rapport que peut entretenir De Palma dans sa filmographie avec la figure tutélaire que représente Alfred Hitchcock : si nombre de ses films sont des variations sur des thèmes et des motifs hitchcockiens, certains sont carrément des remakes du Maître du Suspense (Body Double reprend la progression de Sueurs Froides, par exemple). Ainsi, Pluto est le « remake » du Robot Le Plus Fort Du Monde de Tezuka, père révéré du manga moderne, et influence majeure d’à peu près tout le monde, et d’Urasawa en particulier. L’image originelle, dans ce cas-là, n’est donc pas contenue dans le récit de Pluto lui-même, mais dans un récit extérieur, duquel il s’agit alors de partir et qu’il faut remodeler. Urasawa transforme ainsi un épisode légendaire de la saga de science-fiction « Astro Boy » en une sorte de Blade Runner d’où la paranoïa dickienne serait mise de côté pour laisser place à une uchronie profondément humaniste. La figure d’Astro Boy, l’icône classique la plus connue du manga, représente à elle seule cette image originelle transformée et redéveloppée, extraite d’une autre création pour se faire la créature d’Urasawa. Alors, si le mangaka disserte avec une poésie si personnelle sur la nature profonde de l’homme et ce qui en fonde l’humanité, il n’en oublie pas pour autant sa démarche réflexive et méta sur l’art du dessin : Pluto évoque des robots qui sont plus que des robots, des androïdes dotés d’une âme et de sentiments, des artefacts animés d’une étincelle autre que simplement électrique. Les créatures s’élèvent alors au même niveau que leurs créateurs, ils en sont si bien l’imitation qu’ils en deviennent humains, à leur tour. Le manga ne parle-t-il donc pas de la puissance de la mímêsis, du pouvoir créateur du simulacre (mais aussi son versant destructeur : les robots de Pluto sont à l’origine des armes de destruction, certains sont des meurtriers), de la vie contenue dans l’artifice ? Imitation, mímêsis, simulacre, artifice : voilà des termes qui peuvent s’appliquer autant à un humanoïde qu’au dessin lui-même. Or, Astro Boy fait se concilier ces deux natures de l’artefact, puisqu’il est à la fois machine créée par le professeur Tenma et dessin conçu par Osuma Tezuka. De là à voir dans Pluto une mise en abyme complexe et sinueuse du dessin et de l’ « âme » qu’il peut contenir, il n’y a qu’un pas.



La nouvelle série de Naoki Urasawa, Billy Bat, explicite toute cette démarche réflexive autour du dessin et le discours quasi politique qui peut s’en dégager. En effet, le manga commence par les quelques pages d’un comics que le personnage central du récit, Kevin Yamagata, fils d’émigrés japonais aux USA, est en train de dessiner. Encore une fois, la mise en abyme fonctionne de la même manière que chez De Palma au cinéma : les premières planches ne sont pas celles du récit que veut raconter Naoki Urasawa, mais celles sur lesquelles travaille Kevin Yamagata, le geste créateur de la bande dessinée étant ainsi lui-même représenté à l’intérieur de la bande dessinée. Urasawa joue à cet effet avec virtuosité sur les codes du manga : on sait que ces publications en volume ont coutume de proposer leurs premières pages en couleur, pour laisser ensuite la place à un noir et blanc dominant, forme d’expression privilégiée du genre – or, dans le cas du premier tome de Billy Bat, les pages colorisées sont celles qui sont censées être dessinées par Kevin, et lorsqu’on passe du récit enchâssé au récit cadre, la couleur s’estompe progressivement, le dessin s’effrite pour laisser place au crayonné, les bulles se font muettes, et enfin la planche en vient à être évidée par le blanc de la page, une plume extradiégètique surgissant dans la diégèse pour faire le lien avec une autre réalité, celle du dessinateur interrompant son travail, parce qu’il estime que le scénario n’est pas crédible.

Le véritable héros du manga n’est donc pas Billy Bat, mais son créateur : Kevin. Ses comics sont très populaires, et lorsque deux policiers viennent réquisitionner son atelier pour faire une planque, ils reconnaissent la chauve-souris détective qui déchaîne les passions (cette réquisition occasionne d’ailleurs une autre mise en abyme : le récit de Billy Bat le mettait en scène aux prises avec des espions soviétiques, et c’est précisément ce que traquent les deux agents…). Mais si l’un des policiers connaît ce personnage à travers les bandes dessinées de Kevin, l’autre affirme l’avoir déjà vu dans un autre contexte au Japon. Cette révélation contraint alors le dessinateur à faire un voyage dans son pays d’origine, pour découvrir s’il existe vraiment un autre personnage comme le sien qu’il aurait inconsciemment plagié à la suite du service militaire effectué là-bas quelques années plus tôt (on voit bien ici toute la portée du « retour », pas seulement retour sur l’image originelle de Billy Bat, mais retour sur les origines de Kevin elles-mêmes). La mise en abyme occasionne alors cette fameuse quête de l’image manquante, quête de l’image inconsciente refoulée, mais aussi quête de l’identité, comme on pouvait l’avoir dans Monster ou 20th Century Boys – à la différence près que cette image-source, ce n’est plus seulement une des clés possibles de l’énigme, mais c’est celle du dessin lui-même.

Au vu de cette ligne directrice fondamentale, la mise en abyme du dessin est constante dans les deux premiers tomes publiés de Billy Bat. On peut d’abord et évidemment citer les représentations répétées des planches de Kevin qui émaillent le récit (et ce dans tous les états : planches crayonnées, encrées, avec ou sans lettrages, pages froissées ou manipulées avec précaution – elles représentent alors les différentes étapes du travail du dessinateur, entre essais rejetés et œuvre finalisée et imprimée). Plus tard, elles laissent place aux planches du vieux mangaka qui a créé de son côté au Japon un « Bat Boy », personnage étrangement similaire à Billy Bat, dont les cases se mélangent fréquemment à celle du récit, soulignant par cet enchevêtrement le rapport viscéral que le dessin entretient avec la réalité représentée (dans le deuxième tome, les planches colorisées  du manga Bat Boy en ouverture remplaceront d’ailleurs celles de « Billy Bat »). Qui plus est, ce mystérieux mangaka dispensera à Kevin une sorte de cours sur l’art séquentiel et le dessin, invoquant à ce propos Osamu Tezuka (encore et toujours lui – le mangaka arbore d’ailleurs les mêmes signes distinctifs : béret et lunettes rondes), et démontrant le principe de création graphique à travers le dessin en perspective d’un verre. Par ailleurs, Kevin dessinera aussi la prostituée qui le recueille et qui s’offre à lui en modèle érotique ; lui-même fera l’objet d’un portrait-robot dont on verra différentes étapes de réalisation. Et cela enfin sans compter le dessin en couverture des deux versions du « manuscrit de la chauve-souris » (l’album et le rouleau), les graffitis, dessins éphémères sur le sol et dans le sable… Qui plus est, il sera toujours question du dessin et de ses enjeux : trouver l’image originelle, bien sûr, mais aussi dessiner la suite, trouver le bon prolongement, faire le bon dessin, acheter le matériel nécessaire, avoir la vision inspiratrice…



L’ambiguïté du monde

La mise en abyme est ainsi utilisée pour mettre en valeur le rôle fondateur du dessin dans ce récit. Lorsque le mangaka discourt sur les origines du dessin et qu’il évoque l’inspiration primitive qui influença tous les autres dessinateurs à représenter la réalité de la même façon, il fait une remarque étrange sur la possibilité qu’une chauve-souris ait pu faire l’objet du tout premier dessin de l’histoire. Cette remarque possède un sens propre à l’égard du récit, puisque cette fameuse chauve-souris est censée tirer les ficelles du destin depuis l’aube de l’humanité. Mais ce rapprochement avec la représentation de la réalité ouvre d’autres perspectives.



Il faut d’abord s’interroger sur ce que représente cette chauve-souris. Evidemment, c’est encore un mystère. Mais plusieurs pistes nous permettent de définir la dimension que cherche à lui donner Urasawa. D’abord, la chauve-souris, c’est l’animal par excellence qui renverse les valeurs communément admises : elle est essentiellement nocturne et dort la tête en bas… Elle s’oppose littéralement à l’être humain, qui incarne en elle ses peurs les plus obscures (l’associant au vampire, par exemple). Si elle est donc invertie, elle n’en est pas pour autant totalement associée au mal dans le manga, puisqu’elle fait l’objet d’une division manichéenne entre le bien et le mal. En effet, on sait qu’il existe deux chauves-souris, de la même manière qu’il existe deux manuscrits ancestraux et deux bandes dessinées avec un personnage similaire (Billy Bat/Bat Boy) : la blanche et la noire. Cette dualité correspond à une déclinaison dichotomique constante dans le récit, et à l’ambiguïté certaine qui s’attache à cet inquiétant animal. Ainsi, elle semble précipiter Kevin dans le chaos en le poussant au meurtre, mais elle aide aussi le chauffeur de taxi new-yorkais à faire une bonne action. La représentation de l’entité Billy Bat est elle-même dichotomique, puisqu’à l’origine le personnage créé par Kevin est désabusé, cynique et ambigu, un rictus déformant son sourire, les yeux toujours mi-clos (le chauffeur de taxi en fait d’ailleurs la remarque), et qu’ensuite il devient niais et allègre, icône naïve d’un parc d’attractions familial. A partir de là, Billy Bat semble concilier deux figures légendaires de la contreculture américaine : Batman, évidemment, pour le versant obscur et torturé ainsi que l’univers urbain, et Mickey Mouse, pour l’universalité féérique, aseptisée et gâteuse (sans oublier son esthétique, très disneyenne). Cette dualité entre le bien et le mal, entre le jour et la nuit, entre le blanc et le noir, elle se répercute sur plusieurs personnages : c’est le cas de la prostituée qui prend soin de Kevin, figure de la nuit et de la luxure, personnage moralement sali par sa profession, mais qui s’avère être plus pure que l’obscurité à laquelle elle est vouée, et que le jeune dessinateur qualifiera d’ailleurs d’ « éblouissante de beauté », rapprochant son image de celle de la lune, seule lumière à briller dans les ténèbres. Le couple dont le mariage est sabordé à New-York cristallise aussi cette dichotomie chromatique puisqu’il s’agit d’un jeune homme de bonne famille blanc et d’une jeune femme défavorisée noire, nouveaux Roméo et Juliette dont l’union se fera finalement et malgré les conflits raciaux qui ravagent leur famille et la ville. Le jeune ninja, dont l’ordre tire ses principes des ténèbres, et dont les valeurs semblent s’orienter vers l’immoralité (trahison, lâcheté, duplicité), s’avère jouir tout compte fait d’un honneur sans tâche, et d’une droiture exemplaire.



La représentation du monde

Dès lors, la question qui se pose constamment dans le manga – « ta chauve-souris, c’est la noire ou bien la blanche ? » – répercute une problématique plus large concernant les modalités de la représentation. La chauve-souris, représente-t-elle le mal ou le bien ? Quel est le pouvoir du dessin, de l’acte créateur de la mimèsis ? Qu’est-ce qu’implique la représentation du réel ? Quand le mangaka évoque les origines du dessin en alléguant la possibilité que la toute première production graphique ait pu représenter une chauve-souris, on n’est pas loin des mythes fondateurs. Selon Pline L’Ancien, c’est Dibutade, fille d’un potier de Corinthe, qui la première a tracé sur un mur les contours de l’ombre projetée de son amant avant d’en être séparée. Ici encore, le dessin tire ses origines du contraste entre le noir et le blanc, entre l’ombre et la lumière : contrastes que la chauve-souris incarne parfaitement, comme on a pu le voir. Ainsi, la dichotomie du contraste noir et blanc n’en appelle pas seulement au simple manichéisme du bien et du mal, mais tire son essence dans les origines de la représentation elle-même.

Autre mythe dont on peut déceler implicitement l’allusion : celui de « l’allégorie de la caverne » telle qu’elle est racontée par Platon, et ce à propos de l’épisode féodal du ninja. Inventée par le père de la philosophie dans le but de livrer sa vision du monde, cette histoire pourrait en effet avoir un écho pertinent dans la péripétie de la grotte intervenant au début du troisième tome de Billy Bat. Selon Platon, les hommes sont comme enchaînés dans une caverne. Ils n'ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils ne connaissent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu'à eux. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux, ombres qu’ils prennent pour la réalité, alors qu’elles ne sont qu’illusion. Si l’un d’entre eux se libère de ses chaînes, et qu’il se retourne vers le feu qui symbolise alors la connaissance, il pourra percevoir toute l’étendue et toute la violence de la vérité. Ainsi, on peut le voir, le motif des ombres, de l’obscurité et de la lumière, dans cet apologue, a clairement sa place au sein de Billy Bat, surtout dans son rapport à la représentation du réel. Pour Platon, cette image est trompeuse (justement par sa nature-même de représentation) – et c’est exactement la morale qu’on peut tirer de l’histoire du ninja. Déjà, dans cet épisode, on observe que les figures de l’ombre et de la grotte sont associées à celle du retournement – c’est en se retournant que les personnages, à l’enfance comme à l’âge adulte, aperçoivent la silhouette de la chauve-souris. On n’irait certes pas jusqu’à parier que cet animal, deus ex machina de l’Histoire de l’humanité, détient toute la vérité profonde du monde (même si l’épisode avec le Christ tend à l’élever au rang de dieu – ou d’équivalent à un dieu), mais le fait est que dans cet épisode, comme dans l’allégorie de la caverne, les apparences sont mensongères : les vieux amis ne sont en fait que des traitres, un vieillard bourru est plus redoutable qu’une armée de ninjas, le héros n’est pas ce qu’il paraissait être, et la mission à laquelle il s’adonnait corps et âme, puisqu’il y mettait toute sa foi, s’avère contraire aux intérêts qu’il croit défendre. De la même manière qu’il ne faut pas se fier aux ombres que projette le monde, l’acte de représentation consiste alors en quelque sorte à trahir la réalité (l’ambiguïté des deux portraits-robots, qui ne dénoncent pas le même coupable, va dans ce sens). Dans Billy Bat, l’image qui est donnée de la réalité s’incarne toujours dans la fausseté la plus sournoise : il est probable que Kevin ne soit pas l’assassin de son ami japonais, de même que la prostituée n’est pas la dévoyée qu’on pourrait croire, et ce jusqu’aux multiples faux-coupables et faux-ennemis (les soviétiques, les japonais, les américains, les afro-américains, les adversaires du ninja…) – ce qui rappelle d’ailleurs la mise en abyme introductive du récit, au volume 1, dans laquelle le détective Billy Bat était aux prises avec plusieurs faux-semblants insolubles dans la veine des plus hermétiques enquêtes de Dashiell Hammett.



Représenter le mal, en saisir la nature-même, s’en faire une image précise, identifier le coupable, définir l’essence de la part obscure de l’Homme : tels sont les enjeux de l’œuvre d’Urasawa de manière générale (de Monster jusqu’à Pluto, dans lequel l’humanité des robots allait de pair avec des pulsions réprimées) et celles des personnages de Billy Bat en particulier. Et saisir le mal, c’est en cerner les contours, c’est en délimiter les contrastes par le noir et blanc, c’est utiliser le dessin pour le confondre, pour le révéler à la lumière de la représentation. Et c’est là que le manga offre toute sa dimension politique, puisqu’il ne s’agit pas seulement de représenter la réalité, mais d’interagir avec elle. Le mangaka affirme que le dessin a la capacité d’empêcher les catastrophes de se réaliser : les représenter, c’est les désamorcer, un peu comme dans le principe de la catharsis, qui vise à purger les passions de l’homme par leur représentation. Toutes les déclinaisons autour du noir et du blanc, toutes les occurrences de la mise en abyme du geste créateur, tout le jeu sur les apparences de la réalité et l’ambivalence des images servent en somme à porter un discours réflexif qui consiste à défendre le dessin comme moyen d’agir sur le réel. Le dessin ne vise donc pas tant à incarner un moment du faux qu’à le confondre. L’expressionisme du noir et blanc à son origine contribue à établir un système de représentation qui consiste à démêler l’écheveau des ténèbres pour mettre à jour l’essence de notre réalité et le repentir de nos faiblesses.


Naoki Urasawa signe donc là encore un manga magnifique et profondément engagé dans les fondements de son art : la quête identitaire de ses héros devient plus que jamais intemporelle et universelle, se doublant d’une volonté de cerner le mal en soi, le mal du monde, et les beautés de l’humanité – en noir et blanc, les couleurs de l’âme.


Pour plus d'informations sur les publications de Billy Bat traduites en France, merci de consulter le site de l'éditeur : http://www.pika.fr/new/node/13117
Pour en savoir plus sur Naoki Urasawa, merci de visiter le site français incontournable, La Base Secrète : http://www.labasesecrete.fr/

mercredi 11 juillet 2012

Le Geste et la Parole - 3 : Au commencement il n'y avait rien

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)
LE GESTE ET LA PAROLE - 3
Au commencement il n'y avait rien
Joindre le geste à la parole

Joindre le geste à la parole : une définition possible de la bande dessinée ? Plutôt une métaphore, une image à laquelle on pourrait assimiler les mécanismes qui président au Neuvième Art. Ce que cette formule possède de réductrice, au niveau sémiologique, par exemple, où l’on préfère parler de signifiants et de signifiés, de référents et de référés, elle le compense par la vision qu’elle propose – une vision au sens deleuzien : une façon de considérer ce qui est créé, mais aussi une façon de le créer. L’expression possède alors un usage double qui consiste à appliquer une lecture dichotomique à la bande dessinée, dans laquelle les mots se mêlent aux images pour créer ce discours si spécifique. Mais avant d’aller plus loin, il faudrait définir précisément ce que sont le geste et la parole. 
 
 
La parole, c’est le langage, c’est le discours : autrement dit, c’est le récit. Même dans la plus muette des bandes dessinées, dans le plus silencieux des romans graphiques, même quand les récitatifs n’éclairent pas systématiquement par les mots le plafond de la case (comme ils le font chez Jacobs, par exemple), même quand les phylactères se sont envolés par-delà la vignette, il existe une parole sourde, celle du récit, celle de l’histoire qui court entre les interstices du dessin, d’un cadre à l’autre, bondissant de vignettes en vignettes, saturant l’espace du plus envoûtant des bavardages : la narration.
 
 
Le geste, c’est l’image. C’est le dessin, dans les deux sens du terme : d’abord le dessin qui est fait, le travail du dessinateur qui se plie à la volonté de la parole pour la rendre visible, et puis justement le dessin que l’on voit, que l’on regarde, cette balise sur le chemin de la fiction. Le geste, c’est donc à la fois le geste créateur, celui d’Hergé, de Chaland ou d’Uderzo, et aussi le geste représenté, la forme donnée aux événements, aux décors, et aux personnages.
 
 
On pourrait imaginer dès lors un alchimiste des signes rêver d’une fusion hermaphrodite entre le geste et la parole, d’une alliance de la perfection figurative de l’un à l’idéal narratif de l’autre. Et cette rêverie est d’autant plus réjouissante que sous couvert d’une simplicité réductrice et peut-être méprisable, sous les oripeaux de l’expression populaire « joindre le geste à la parole » se love une complexité qui se retourne sans cesse sur elle-même. En effet, dans la logique de la bande dessinée, « joindre le geste à la parole » revient à dire que le geste se redouble par la parole et inversement, et que l’un et l’autre se tendent pour ainsi dire un miroir : la parole s’investissant dans les signes du geste, et le geste saisissant la parole fluctuante. Et il faut dès lors s’imaginer ce qui se passe quand deux miroirs se font face : l’image, ou plutôt les images se dédoublent et se redoublent à l’infini (d’autant que le dispositif qui préside au geste et à la parole est lui-même un redoublement du réel).







C’est précisément toute la pertinence d’une entreprise comme celle de Marc-Antoine Mathieu dans 3 Secondes : aucun texte n’est présent dans ce livre extraordinaire, et pourtant plusieurs récits se chevauchent par la grâce de la réfraction figurative, les images renvoyant les unes aux autres, bondissant de l’une à l’autre, se réfléchissant l’une dans l’autre à travers un zoom excavant les moindres détails de la représentation. L’idée de redoublement et de dédoublement se situe donc au centre de cette fabuleuse et fort symbolique bande dessinée, la parole du récit étant à extraire du mouvement même de l’image – joindre le geste à la parole, ici, c’est donc se contenter de scruter l’image dans ses moindres détails, d’aller toujours plus loin dans les grossissements croisés pour tirer de ce geste la trame d’un réseau de paroles d’abord parasites, et au final miraculeusement harmonieuses. Le geste du dessin ne se contente pas alors de créer une image (ou des images), mais il montre ce que raconte l’image : le geste créateur (la représentation) et le geste représenté (le mouvement du zoom) n’ont pas d’autre but que celui de produire une parole narrant une masse d’événements concordant autour de trois petites secondes. Le récit cesse lorsque l’image devient stérile, lorsque le reflet devient aveugle, au moment où il n’y a plus d’histoire à rendre compte. La parole se tait quand le geste est amputé de toutes résonnances, quand il ne renvoie plus à rien d’autre que le vide.




 
Notre objectif sera de mettre en lumière les occasions où le geste et la parole parviennent à amener la bande dessinée à un éternel retour sur elle-même, sur ce qui la fonde, sur le monde et ses représentations. Au même titre que l’absence de préexistence à la première case (dont les 3 Secondes de Mathieu se faisait un éminent représentant, la première image mettant neuf cases à s’extraire du néant de la ténèbre graphique), il semble d'ailleurs que le dédoublement et le redoublement soient le propre de la bande dessinée, de sa mythologie et de ses héros. Dans un mouvement schizophrénique qui leur est caractéristique, les Tintin et Spirou évoqués plus tôt s’adressaient à leur animal de compagnie, lesquelles, même s’ils possèdent un caractère bien trempé, ne sont finalement qu’une projection d’eux-mêmes, utiles pour extérioriser certaines de leurs pensées et réflexions – et n’est-ce pas ce qu’on appelle au théâtre la double énonciation ? (Ces animaux auront aussi pour rôle de doubler le récit de leurs commentaires, souvent mécontents et moralisateurs…)


 



A une autre échelle, les héros de bande dessinée fonctionnent par ailleurs sur le mode du binôme, du duo qui se redouble l’un l’autre : Blake et Mortimer, Spirou et Fantasio, Johan et Pirlouit, Chesterfield et Blutch, Jack et Sammy, Valérian et Laureline, Tintin et Haddock (mais aussi tous ses avatars : Tchang, Zorino, etc.) – la liste est longue. Et à cela, il faudrait ajouter les dédoublements propres aux super-héros américains, des origines (Batman, Superman, Spiderman, etc.) aux créations plus modernes (Swamp-Thing, Concrete, etc.). Bien davantage, d’un point de vue plus structural, lorsqu’on regarde une planche de bande dessinée, on pourra être frappé par la présence multiple du même personnage, constamment répété d’une case à l’autre : des fantômes du même, images spectrales d’un passé à peine entamé et prémonitions des gestes à venir. L’un remplacé par l’autre, perpétuellement. L’une des moindres qualités des « Schtroumpfs » de Peyo est d’ailleurs de pousser cette répétition / dédoublement / redoublement à son paroxysme, puisque la démultiplication du personnage n’est plus le corolaire du découpage séquentiel, le même étant partout dans le champ de l’image – et la popularité de cette géniale création n’est peut-être pas étrangère à l’intégration de cette caractéristique structurale dans l’univers diégétique du récit.

Joindre le geste à la parole, c'est donc tenter d'observer les occasions où la bande dessinée se redouble elle-même. Pardon : les occasions où la bande dessinée se schtroumpfe elle-même.


Pour plus de renseignements sur 3 Secondes et les autres bandes dessinées de Marc-Antoine Mathieu publiée par Delcourt, rendez-vous sur le site de l'éditeur :
http://www.editions-delcourt.fr/3s/index.php?page=home
http://www.editions-delcourt.fr/catalogue/auteurs/mathieu_marc_antoine
Et sur les Schtroumpfs de Peyo :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/s/117/les_schtroumpfs.html
à suivre...

dimanche 1 juillet 2012

Le Geste et la Parole - 2 : Au commencement il n'y avait rien

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

LE GESTE ET LA PAROLE - 2

Au commencement il n'y avait rien

N'a-Qu'une-Dent-Mais-Elle-Est-Tombée-Alors-N'en-A-Plus


Le récit des Cœurs d’acier d’Yves Chaland s’ouvre donc sur la passivité, un temps d’action vacant, consacré à l’attente, à patienter en s’occupant comme il est possible, et en l’occurrence grâce à un dérivatif particulièrement savoureux pour notre propos : la lecture. Chez Tintin aussi, il s’agit souvent d’un journal, grâce auquel un fait divers est porté à la connaissance du héros (et du lecteur) – mais avec Chaland, il ne s’agit que d’un vulgaire magazine. Qu’importe, puisqu’à chaque fois la lecture est à l’origine de l’action, au sens littéral, mais aussi figuré, symbolique : la première case signe alors bel et bien la rencontre entre l’univers de la bande dessinée et son lecteur, le point de convergence par lequel et à partir duquel débute la lecture. Quand elle la met en scène de cette façon dès la première case, la bande dessinée intériorise en abyme la lecture qui représente son acte de naissance, comme si elle voulait nous rappeler que tout commence ainsi : par un livre qu’on ouvre et qu’on parcourt. Avant, juste avant, il n’y a rien.
 
 
En bande dessinée, une des plus étranges caractéristiques semble donc être cette absence de préexistence à la lecture, ce vide originel dont semble être extraite chaque première case. Ce constat peut s’étendre à la condition même des héros de bande dessinée. Car malgré un corpus d’une grande diversité, il semble qu’un trait commun se dégage des bandes dessinées classiques : un reniement, une biffure, une élision, un abandon pur et simple du passé des personnages qu’elles mettent en scène. Que sait-on de l’histoire de Tintin, de ses origines, de sa famille, de son éducation ? Qu’était le village d’Astérix avant d’être celui d’indéfectibles gaulois ? A quand remonte la grande camaraderie que se portent Blake et Mortimer, la miliaire et le scientifique que rien ne supposait réunir tout d’abord ? N’ont-ils pas, eux non plus, de famille proche ? A peine sait-on pourquoi Spirou est constamment affublé d’un si peu discret costume de groom… Gaston lui-même semble sortir de nulle part, et longtemps d’ailleurs il n’a eu d’autre vie que celle contenue entre les murs du Journal de Spirou – c’est-à-dire, par un lien métonymie symbolique, du microcosme au macrocosme, la bande dessinée elle-même. Il n’est d’ailleurs jamais question de filiation dans ces albums, tout juste fait-on référence à quelques grands aïeux éloignés (Haddock dans Le Secret de La Licorne) et autres grands oncles au troisième degré (Fantasio dans L’Héritage), et encore cela ne concerne-t-il que les seconds couteaux, car sinon les grands héros de bande dessinée se font un honneur de ne pas avoir de famille et surtout pas de parents. Et même du côté des comics outre-Atlantique et de leurs super-héros, il semblerait que la filiation, ou plutôt la filiation tronquée, représente la nécessité même de leur existence : Spiderman et Superman sont tous les deux orphelins, et c’est la perte de leur père de substitution qui les engage sur la voie de la justice masquée, tandis que Bruce Wayne doit l’identité du Batman au meurtre de ses parents sous ses yeux…



Tout cela ne pourrait être qu’une accumulation de coïncidences, que la bande dessinée des années 80 et 90 n’a eu de cesse qu’elle ne les ait reniées, d’ailleurs, inventant des jeunesses aux personnages les plus emblématiques (« La Jeunesse de Blueberry », « Le Petit Spirou », etc.) jusqu’à en faire récemment la prétexte à la réinvention du héros accompagnée d’une démarche réflexive plus profonde (c’est la cas, bien sûr, du très fameux Spirou, Le Journal d’un ingénu d’Emile Bravo). Toujours est-il que ces coïncidences, on pourrait certes les expliquer par une certaine paresse du genre à complexifier ses personnages, car après tout on a déjà fait remarquer que la bande dessinée se caractérisait par une grande simplicité (apparente, en tout cas). Cependant, cet acharnement à inscrire les personnages dans une instantanéité à laquelle rien ne précède peut révéler une intention plus profonde : comme s’il était en effet nécessaire de préserver les créatures de papier des contingences du réel, de ne donner presque aucun repère quant à leur extraction rationnelle, pour finalement les ancrer dans une émanation d’imaginaire pur, une incarnation dans l’image du seul travail de l’auteur et de personne d’autre, et pour cette raison-même issue de nulle part : en somme, un pur fantasme aux contours bien dessinés. Alors, ces personnages n’ont pas d’autre existence en dehors du geste créateur du dessinateur auquel rien ne semble avoir préexisté. L’acte de naissance des héros de bande dessinée réside donc dans son entrée dans le champ de représentation de l’image, de même que la bande dessinée elle-même naît à la première case sous le regard du lecteur.


 


Un exemple qui peut paraître anecdotique illustre pourtant bien cette existence exclusive du personnage de bande dessinée. Dans la plus fameuse série qui a précédé les célèbres et indéfectibles gaulois, « Les Aventures d’Oumpah-Pah le Peau-Rouge », Uderzo et Goscinny ont baptisé un personnage de vieux sorcier antipathique N’a-Qu’une-Dent. A la suite d’une altercation avec un de ses confrères ès magie indienne, ce personnage perd cette fameuse et unique dent : il est aussitôt rebaptisé N’a-Qu’une-Dent-Mais-Elle-Est-Tombée-Alors-N’en-A-Plus. Au-delà du gag, une remarque s’impose. Le personnage devait son nom à une caractéristique physique (sa dentition fort limitée), et celle-ci ayant été modifiée, il a été nécessaire de lui en trouver un autre. Mais ce qui est frappant, c’est que le nouveau nom a pour base lexicale l’ancien : « N’a-Qu’une-Dent ». Or, est-il crédible que ce personnage de sorcier grabataire n’ait toujours dans sa mâchoire qu’une dent unique ? Comment pouvait-il bien s’appeler avant ce sobriquet peu flatteur ? C’est là le problème : le premier nom ne laisse imaginer aucun autre qui puisse l’avoir précédé. Le présent employé pour ce patronyme laisse même à penser au caractère immuable de ce signe distinctif : de sorte que N’a-Qu’une-Dent a dû toujours se nommer ainsi, et d’aussi loin qu’on s’en souvienne il n’a jamais dû disposer que d’une dent – et sans doute parce qu’on ne peut remonter plus loin dans nos souvenirs qu’à sa première apparition dans la bande dessinée. On peut encore se demander : N’a-Qu’une-Dent n’a-t-il pas eu dans sa jeunesse au moins une bouche plus garnie ? Mais cette  question revient à se demander s’il a seulement été jeune, s’il a eu une existence avant le début des aventures d’Oumpah-Pah, s’il doit ce nom si raffiné qui le désigne à autre chose que le geste créateur du duo Uderzo-Goscinny, auquel rien ne préexiste. Avant, N’a-Qu’une-Dent n’avait pas d’autre nom, parce que, avant, N’a-Qu’une-Dent n’existait pas – il n’avait pas encore été imaginé ni même dessiné, et pour son malheur il fut imaginé et dessinée vieux. Le dispositif de la bande dessinée est alors tout entier contenu dans ce nom marquant un rapport étroit avec l’instantanéité de l’image qui se donne à voir, puisée dans des origines qui n’ont d’autres réminiscences que celles de l’imaginaire.
 
 

Or, une caractéristique commune se dégage à partir de Tintin, Spirou et N’a-Qu’une-Dent-Mais-Elle-Est-Tombée-Alors-N’en-A-Plus : le sentiment que la bande dessinée correspond à l’expression proverbiale « joindre le geste à la parole ». Pour le sorcier de Goscinny et Uderzo, le geste, ou encore la figure, l’apparence, l’image, la représentation, est altérée en même temps que la parole (le nom) qui lui est associée. Dans ce cas, la parole a suivi l’impulsion de l’image qui avait été modifiée. Pour Spirou, c’est l’inverse : tout commence par une parole, le constat d’un retard annoncé, aussitôt rattrapée par l’image qui se trouve au rendez-vous (la sonnerie de la porte d’entrée). La bande dessinée revient donc à joindre le geste à la parole, c’est-à-dire à concrétiser un imaginaire en attente de réalisation.


à suivre...




Pour plus de renseignements sur Oumpah-Pah, rendez-vous sur le site officiel des Editions Albert-René: