vendredi 22 juin 2012

Le Geste et la Parole - 1 : Au commencement il n'y avait rien

(Attention : ce texte fait partie d'un ensemble plus large qui s'intitule Le Geste et la Parole. Même s'il peut être lu indépendamment du reste, il ne vise pas forcément à dégager un caractère achevé - le mieux étant de le lire plutôt dans une continuité.)

LE GESTE ET LA PAROLE - 1
Au commencement, il n’y avait rien



Allons ! Debout ! Paresseux !... Il est temps !

Il existe quelque chose de problématique dans la bande dessinée qui conduit à ne la considérer qu’avec circonspection, soit pour s’interroger sur son mécanisme, son charme, ou son mystère ; soit au contraire pour s’en méfier, soupçonnant une platitude intellectuelle égale à la platitude des images qu’elle donne à voir. En fait, la bande dessinée est singulière et évidente, et c’est cette singularité et cette évidence mêmes qui posent problème. Quand on lit un livre, un roman, ou une nouvelle, l’univers de l’auteur, son style, sa vision, ses personnages, leurs caractéristiques se bâtissent au fil des pages. Ils s’élaborent dans la durée, dans la continuité. On a d’ailleurs coutume de dire que ce n’est qu’au bout de trente pages qu’un livre se laisse apprivoiser, dans le cas d’un roman, et que c’est sur ce large seuil, sous cet imposant parvis que se joue l’entrée du lecteur, qu’il décide si oui ou non il va plus loin ou s’il abandonne (si c’est son genre). Dans une bande dessinée, il ne faut qu’un coup d’œil, un clin d’œil seulement, car la première case suffit à faire naître la vision du dessinateur, et aussitôt le lecteur est plongé dans un ailleurs graphique complétement coupé du réel, une diégèse qui vient exploser à la surface de la page comme une bulle à la surface de l’eau, et qui contient en elle déjà tout le monde renfermé dans les profondeurs du récit. C’est l’émergence spontanée de cette vision qui rend la bande dessinée à la fois si mystérieuse et si simple, si digne d’intérêt et si suspecte.



Ce qui frappe donc, quand on ouvre une bande dessinée, et en particulier une bande dessinée classique (et il faut entendre par classique cet espèce d’âge d’or que représente la grande époque de l’école franco-belge, à peu près marquée par la ligne claire), c’est le sentiment que rien ne semble avoir préexisté avant, comme si ce monde avait éclos sous les yeux du lecteur aussitôt qu’il les avait posés sur lui. D’ailleurs, les débuts in medias res dans la bande dessinée classique sont très rares, pour ne pas dire inexistants. Combien de premières cases des aventures de Tintin, par exemple, où l’on voit le protagoniste ne rien faire, se promener, ou même s’apprêtant seulement à sortir ? « Sortir » n’étant finalement que son entrée sur la scène des péripéties, le premier pas du globe-trotter dans le monde, la recherche de l'aventure au coin de la rue. Avant ces cases, il n’y a rien, et dans ces cases, on voit le rien se prolonger un peu, on surprend le personnage tout à fait vierge du récit qui va être développé. Et lorsque la bande dessinée ne s'ouvre pas sur l'inactivité du héros, sur l’hyperactif à la houppette occupé à ne rien faire, comme dans L’Oreille Cassée où la première planche représente le vol du fétiche dans le musée ethnographique, le personnage semble être conscient du retard qu’il a pris sur le récit : « Allons, debout, paresseux, il est temps de se lever ! » dit-il à Milou au début de la deuxième planche. Tintin n'apparaît qu'après le commencment de l'histoire, alors "il est [plus que] temps" de la prendre en chemin, comme s’il fallait rattraper le temps perdu, comme si son réveil n’avait pas été synchrone avec l’éveil de la bande dessinée elle-même, comme si cela n'était pas naturel. Symboliquement, en s'ouvrant par le vol du fétiche, l'aventure se dérobe à Tintin, comme si on lui avait "volé" son entrée en scène. En somme, cette exception dans la grammaire hergéenne met en évidence le rôle habituel de la première case : elle doit fonctionner comme si elle ne devait pas posséder d’antériorité, comme si elle ne devait pas avoir d’ « avant » : elle est la manifestation spontanée de l’univers, la naissance du monde représenté autant que celle du récit – auparavant, tout cela est en sommeil.



Cette synchronie entre la première case lue / vue / parcourue, l’apparition du héros et le début de l’histoire, on la retrouve curieusement évoquée dans la relecture inachevée des aventures de Spirou (autre incunable classique de la bande dessinée) par Yves Chaland, le fameux Cœurs d’acier, paru en 1990. Afin de coller avec l’esprit vintage et ironique de l’entreprise, la bande dessinée est découpée en strips de deux bandes, chaque fois introduits par l’intitulé de la série et un résumé de l’épisode précédent. Pour le premier strip, celui qui ouvre donc l’aventure, la mise en situation est sommaire, et elle n’insiste que sur l’absence qui a précédé la première case : « Après tant d’années, voici à nouveau… les aventures de Spirou ». Rien ne préexiste donc à ce nouvel épisode qu’une longue ellipse, un long blanc, un vide, un rien d’où l’on voit d’ailleurs s’extraire Spirou, Fantasio, Spip et le style graphique propre à Chaland, rappelant en la renouvelant le meilleur du style atome des années 50 : en effet, cette introduction chaque fois réitérée ne possède pas d’encadrement, seulement un épais surlignage de l’angle inférieur gauche, et le dessinateur représente alors bel et bien les personnages à la lisière du blanc de la page et du noir du trait, au bord du vide, dans un no man’s land qui n’est pas encore le récit, qui n’est pas encore une case… Ce sont les coulisses de la bande dessinée, et les héros attendent d’entrer en scène.



Et ce que représente la première case du récit, c’est précisément l’attente, car Spirou n’y fait rien d’autre que patienter assis dans un fauteuil, un magazine à la main. Une fois de plus, le récit s’ouvre sur le personnage en pleine inactivité, comme s’il attendait le début de l’histoire pour se mettre en marche, pour reprendre une vie moins végétative. D’ailleurs, dans cette case, il s’adresse à Spip, pour une réplique hautement significative, comme on va le voir, et le petit écureuil, au milieu de la pièce, semble surpris par la prise de parole de son maître, comme s’il avait perdu l’habitude de l’entendre parler : il est retourné vers Spirou, avec un léger mouvement de recul, les bras écartés… Celui-ci dit, donc, en regardant sa montre : « Spip, dans 15 secondes, Fantasio sera en retard… » Spirou se signale donc bel et bien en train d’attendre quelque chose, ou pour mieux dire quelqu’un, son inséparable compagnon d’aventures : Fantasio. Mais par l’entremise de Fantasio, c’est le début du récit que Spirou attend, celui-ci devant commencer dans moins de « quinze secondes », autrement dit dès la deuxième case. La coïncidence entre le début du récit et le rendez-vous qui semble avoir été fixé avec Fantasio fait référence à cet autre rendez-vous implicite que la première case conclut habituellement avec le lecteur : Fantasio va être en retard, parce qu’alors que Spirou l’attendait, le récit a commencé sans lui. Mais presque instantanément, la sonnerie de la porte retentit (elle est représentée en insert entre la première et la deuxième case, soulignant la précipitation des actions) : « Zut ! Voila que cet hurluberlu devient ponctuel ! » s’exclame le héros en se dirigeant vers la porte pour l’ouvrir, comme s’il avait perdu son pari, comme s’il n’était pas complétement prêt – et il ne l’était pas, effectivement, il attendait et ne faisait rien, il ne jouait pas encore son rôle.






Cependant, ce n’était que le facteur qui livrait un énorme colis. Cette livraison prend alors le relais de Fantasio dans l’amorce du récit et des aventures qui vont suivre cet élément perturbateur : il y a d’ailleurs transfert d’identité entre l’un et l’autre dans la réplique que profère Spirou en forme d’hypothèse : « Spip, croirais-tu Fantasio assez loufoque pour s’enfermer dans cette caisse et se faire expédier comme un vulgaire colis ?! ». La caisse ne renferme néanmoins pas de Fantasio, mais un robot particulièrement agressif : le récit était à l’heure, la première péripétie s’est manifestée aussitôt qu’il avait commencé, et le personnage, à peine sorti de la torpeur passive de l’attente, y a été confronté. Le choix d’un robot n’est pas hasardeux de la part du dessinateur (qui n’a pas l’habitude de laisser place au hasard), car il fait référence à l’une des premières aventures de Spirou réalisée par Franquin, modèle assumé de l’entreprise : Radar le Robot (1948) – le récit devient alors celui du recommencement, repartant sur les bases d’un topos classique (pour la série comme pour la bande dessinée de manière générale) : l’automate incontrôlable. La démarche se fait alors plus retorse qu’on ne le croirait à la base : il ne s’agit pas tant de la mise en abyme du style de Franquin et de son héros dans le geste résurrectionnel de Chaland, que celle du récit lui-même qui s’ouvre en faisant ouvrir à Spirou la boîte de Pandore des catastrophes, leur imbrication enchevêtrée rappelant les poupées gigognes. En plus de s’inscrire dans une forme de tradition, ce motif permet encore de rapprocher le mécanisme de la bande dessinée de celui de l’androïde, simulacre inanimé, en veille, éteint, qui soudain se met en marche sous les yeux de Spirou / sous les yeux du lecteur. Chaland représente alors le récit de bande dessinée comme un colis à ouvrir, une boîte-surprise qui délivre son mystère sitôt qu’on y a jeté un œil, qui se met en marche et qui vous saute au visage pour ne plus vous lâcher… A chaque bande dessinée, c’est la même chose : on déballe une livraison tant attendue et dont rien ne laisse présager le contenu ; le mécanisme s’enclenche dès qu’on ouvre l’album, la machine à images se réveille, et Dieu seul sait quand elle nous abandonnera.

   

Pour ma part, elle continue de me poursuivre.




Pour plus d'informations sur les titres évoqués dans ce texte, merci de vous diriger vers les liens suivants :
Hergé, L'Oreille Cassée :
 http://bd.casterman.com/albums_detail.cfm?id=4715&categID=1216
Yves Chaland, Coeurs d'acier :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/2857/fantasio_et_le_fantome_et_4_autres_aventures.html
http://www.champaka.be/les-livres-313
Franquin, Radar le Robot :
http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/1075/radar_le_robot.html

mercredi 13 juin 2012

à la loupe : Dino Battaglia, La Chute de la Maison Usher

à la loupe :
La Chute de la Maison Usher
de Dino Battaglia


Il est difficile d’accorder de la crédibilité à l’adaptation d’une œuvre de littérature en bande dessinée, surtout de nos jours où la démarche est presque systématiquement assimilable à une entreprise de vulgarisation, à la hauteur d’une sorte de « roman pour les nuls », où prédominent le plus souvent l’absence de vision et la forme la plus aseptisée qui soit. La plupart du temps, on a en effet la désagréable impression que la bande dessinée ne se distingue que par sa soumission envers la littérature, incapable de rivaliser avec elle, ne se réalisant qu’à travers un opportunisme commercial qui prend appui sur des succès d’édition antérieurs, ou des classiques scolaires. Ces dernières années, seul l’excellent Hippolyte semble avoir su livrer un véritable travail d’artiste en adaptant Dracula de Bram Stocker (Glénat, deux tomes) et Le Maître de Ballantrae de Stevenson (Denoël Graphic, deux tomes), avec à chaque fois une technique originale et magnifique, additionnée d’une vision absolument transcendante du support romanesque.

L’adaptation littéraire en bande dessinée n’a cependant pas toujours été cantonnée à ces bas-fonds de la logique éditoriale, comme peut nous le montrer de manière exemplaire l’œuvre du dessinateur italien Dino Battaglia. Ce merveilleux artiste fait partie du fameux « groupe de Venise », qui compte parmi ses rangs l’illustre Hugo Pratt, avec lequel il a débuté en 1945. A partir de la fin des années 60, Battaglia adapte des classiques de la littérature mondiale : le roman de Walter Scott Ivanhoé en tout premier lieu, et puis surtout le chef d’œuvre de Melville Moby Dick en 1967, auxquels succéderont des adaptations de Poe, de Lovecraft, de Stevenson, de Borges, jusqu’aux Gargantua et Pantagruel de Rabelais, peu avant sa mort en 1983. La singularité de Battaglia consiste à n’avoir jamais choisi entre les techniques propres à la bande dessinée et celles caractéristiques de l’illustration : le résultat rappelle un peu la démarche de Will Eisner, puisque la géométrie de la mise en planche se voit alors complètement éclatée, volontiers déconstruite, les cases se libérant alors des carcans de l’encadrement et de la rigidité linéaire de l’art séquentiel. Cependant, Battaglia se distingue du maître américain par sa dimension décorative toute européenne, rappelant d’ailleurs par certains aspects de son trait l’art déco début de siècle, mais aussi le raffinement dandy du symboliste Aubrey Beardsley, la spontanéité graphique en plus, le tout au service d’un récit dont il extrait à chaque fois toute la fibre romantique. Parmi toutes ses adaptations, c’est sans doute à partir des nouvelles de Poe que son art s’exprime de la manière la plus aboutie, le noir et blanc expressionniste et élégant distillant une atmosphère d’épouvante des plus efficaces, jouant souvent sur les limites de la lisibilité – un peu comme Alberto Breccia qui atteindra des sommets comparables à travers l’univers d’une autre figure tutélaire du fantastique : Lovecraft.

Parmi toutes les « Histoires Extraordinaires » que s’est approprié Battaglia, La Chute de la Maison Usher montre de manière saisissante la qualité de son travail, et l’intelligence de son propos. Pour illustrer cela, je propose de me livrer à l’analyse de deux planches de ce récit graphique, la première et la dernière.

Il n’est peut-être pas inutile ici de rappeler l’histoire de La Maison Usher : au début de la nouvelle, après un long et pénible voyage au milieu d’un pays lugubre,  le narrateur arrive en vue d’une demeure sur la façade de laquelle il remarque, entre autres détails inquiétants, une fissure imperceptible. C’est la Maison Usher, château appartenant à son ami Roderick Usher, dont il avait reçu plus tôt une lettre lui annonçant une grave maladie qui réclamait sa présence, et qui touchait aussi sa sœur jumelle Madeline. Après lui avoir récité le poème « le Palais hanté », Roderick soutient à son ami que la maison est vivante et malveillante. Plus tard, Madeline meurt, et Roderick annonce qu'il a l'intention de conserver son corps pendant quinze jours dans le caveau familial en attendant de procéder à son enterrement définitif. Après avoir aidé son ami, le narrateur constate une aggravation rapide de son état. Une semaine plus tard environ, il reçoit, par une nuit de tempête, la visite de Roderick, bouleversé. Celui-ci, hystérique, clame que les bruits qui résonnent dans la maison sont causés par sa sœur : il avoue en effet penser depuis plusieurs jours qu’ils l’ont inhumée encore vivante.  La porte de la chambre s'ouvre alors violemment et laisse apparaître Madeline, en sang dans son suaire. Elle avance vers son frère et tous deux succombent dans les bras l’un de l’autre. Le narrateur fuit alors de la maison et, à la lueur d'un éclair, aperçoit la fissure parcourant la façade s'élargir, causant l'écroulement de la bâtisse tout entière.

Sans entrer dans les détails qui régissent le récit de Poe, il faut noter ce qu’en retient Battaglia dans sa bande dessinée, à savoir le paradigme de la maison hantée, ainsi que l’expression du tragique fantastique propre au poète américain. En effet, l’histoire développe l’image de la fatalité, en cela que le personnage de Roderick se persuade qu’il souffre d’une maladie causée par la déchéance de sa famille – et il devient en effet malade, mais seulement en raison de cet atavisme qu’il croit sentir peser sur lui : il se fait ainsi l’instrument du fatum, il se condamne lui-même en se croyant condamné. La destinée se réalise alors dans le redoublement : comme Œdipe, le personnage craint son destin et le précipite par cette crainte elle-même, et puis il entraîne sa sœur jumelle dans sa chute, en étant responsable malgré lui de sa perte. A propos de redoublement, le trouble mental qui touche Roderick trouve sa représentation physique à travers la maison (il y a d’ailleurs une polysémie révélatrice dans le terme « maison » : à la fois le bâtiment, mais aussi la lignée nobiliaire) : l’édifice peut alors être comparé à l’inconscient de Roderick (elle est ainsi décrite à plusieurs reprises à l’aide de personnifications), et la fissure qui le traverse peut être assimilée à un trouble dissociatif de l’identité (l’étang dans lequel le narrateur observe le reflet de la maison au début de la nouvelle évoque encore cette figure du dédoublement). Fatalité et dédoublement dirigent ainsi l’action.

La première planche de Battaglia présente le titre, en haut de la page, imposant et graphique, sur lequel nous reviendrons. Ensuite, deux cases se partagent le reste de l’espace, séparées l’une de l’autre par deux récitatifs condensant l’incipit de la nouvelle. La première des cases, la plus grande, est composée en escalier, épousant l’angle inférieur gauche de la page, et représente le narrateur de dos, sur son cheval, dominant un étang qui s’étale sur toute la largeur de la planche, tandis qu’un arbre décharné le domine. Le dessin gratté figure la brume, achevant ainsi de planter ce climat oppressant de mélancolie et de malaise qu’évoque le narrateur en arrivant devant la Maison Usher. L’autre case, située à droite, consiste en un insert représentant en gros plan une partie de la fissure sur le mur de la demeure, sinueuse ligne noire se frayant son chemin parmi les briques. Battaglia respecte alors totalement l’esprit de Poe en plongeant le lecteur à la suite du narrateur dans l’atmosphère fantastique du récit (il le suit, littéralement, puisque le personnage lui tourne le dos), tout en attirant l’attention sur un détail significatif, une « fissure imperceptible », mais mise en valeur sur la planche de manière à ce qu’on ne voit qu’elle. On peut d’ailleurs observer une ellipse ici, et de taille, puisqu’on ne donne pas à voir au lecteur une vue générale du château, mais directement une petite partie sur laquelle s’est focalisée la perception du narrateur : il y a alors une synecdoque qui résume l’édifice à une fissure, une faille, certes infime, mais bel et bien existante – faille qui peut à son tour se voir comme une métaphore du fantastique, l’extraordinaire se réalisant toujours à travers une fêlure dans les apparences du réel. Le raccourci de la synecdoque montre que le château s’apparente à une brèche dans la réalité, à travers laquelle le surnaturel va faire irruption dans le récit, ou réciproquement : comme si en pénétrant dans le château, on entrait de plein pied dans l’étrange.

Et cette étrangeté, on la retrouve dans la composition originale de la première case qui combine en les distinguant la dynamique verticale (la silhouette obscure du cheval et de son cavalier, prolongée par l’arbre, sur toute la hauteur de la planche) et la dynamique horizontale (l’étang, sur toute sa largeur), créant ainsi un contraste jouant sur les deux dimensions de la page : on obtient alors un échafaudage contrenature, puisque la case est à la fois composée horizontalement et verticalement, sans que cohabitent ces deux tensions, déformant de cette façon le champ de la case, traditionnellement un quadrilatère, ici tordu en deux parties, presque sur le point de rompre : c’est encore une image du fantastique, qui fait coexister le réel et l’impossible, le concret et le surnaturel, ces pôles se voyant ici résumés aux différentes lignes de force de la composition. L’équilibre est dès lors précaire, l’image oscillant de la verticalité vers l’horizontalité, et peut préfigurer le dénouement du récit, qui se clôturera, rappelons-le, par l’effondrement de la bâtisse. L’horizontalité franche sur laquelle s’épanouit la fissure sur la façade, dans la deuxième case, dissimule dès lors une fragilité plus inquiétante, tout un monde d’obscurité et de souffrance menaçant de s’en échapper au moindre craquement.

La dernière planche de la bande dessinée se concentre en toute logique sur l’excipit du récit. Le narrateur a tout juste eu le temps de sortir de la maison pour voir la fissure gagner tout le bâtiment. C’est ce que nous représente la première case, tout en verticalité : à travers la large brèche dans la façade, on voit la pleine lune briller au milieu de la nuit. La case suivante, en haut à gauche, nous dépeint le regard halluciné du narrateur tourné vers cette fissure, ne pouvant détacher sa fascination du spectacle de l’effondrement qui se présente à lui. Deux images sans cadre se succèdent sous cette case, montrant la précipitation confuse de l’action : d’abord celle d’ « un tourbillon de vent [qui] se déchaîna », entraînant à sa suite un nuage de poussières qui recouvre le narrateur, et puis celle du bâtiment, à moitié détruit, devant lequel  le narrateur ne peut plus contenir sa stupeur. Enfin, la dernière case, tout en horizontalité cette fois-ci, découvre le personnage principal, dans le lointain, au milieu des décombres imperceptibles, avec au premier plan « l’étang sombre se referma[nt] dans son silence sur les ruines de la maison Usher ».  

La première case est symbolique à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elle improbable, et par là même surnaturelle, la brèche s’ouvrant comme si derrière la façade de la maison, il n’y avait pas d’intérieur, ni d’autres murs, mais seulement les ténèbres de la nuit, et la pleine lune qui domine l’ensemble. Battaglia ne représente pas tant la fissure sur le bâtiment que la faille dans la réalité, les apparences stables du monde physique (les briques, le ciment) s’effondrant pour laisser exploser la pleine puissance du fantastique, ici figuré par deux topoï classiques : la nuit et la pleine lune. Le contraste entre l’astre blafard et l’obscurité résume par ailleurs toute la puissance du noir et blanc expressionniste de Battaglia, technique entièrement mise au service de la vision surnaturelle. Les deux images privées d’encadrement participent d’une logique comparable, parce que, dénuées du support concret de la case aux limites tracées à la règle, elles sont livrées à l’immatérialité du blanc de la page, perdues en dehors des limites du temps et de l’espace, libérées de tout ancrage matériel. Alors, on bascule de l’autre côté du réel, de l’autre côté du mur, dans l’univers imperceptible des esprits et de l’abstrait, au milieu d’un nuage exhalé par la destruction du monde physique. Le retour sur l’étang à la dernière case rappelle le dédoublement de l’environnement : sur la terre ferme mais aussi au milieu des marécages, l’étendue d’eau figurant un miroir déformant tendu à la réalité, l’inversant à sa surface, et dissimulant des profondeurs inconnues et inquiétantes, profondeurs auxquelles appartient désormais la Maison Usher et ses habitants.



Ce miroir de l’étang, qui renverse le réel, il appelle aussi à un retour sur la planche, à la reconsidérer, ou à en rechercher le reflet. On a parlé de l'horizontalité de la dernière case, épousant l’étendue de l’étang, et puis de la verticalité de la première,  adaptée à la fissure qui y est représentée : cela devrait rappeler quelque chose. L’étang se retrouve en effet au même endroit dans la première et la dernière planche, en bas sur toute la largeur de la page, tandis que les cases avec la fissure, presque identiques dans leur forme, s’inscrivent dans une position diamétralement inversée dans l’espace. Une symétrie se dessine alors entre la première et la dernière planche, comme si l’une était le reflet de l’autre. En effet, on constate que la case du bas de la page a la même forme en escalier, en raison de la position contraignante du récitatif, mais inversée. Par ailleurs, la case en angle droit de la première planche, qui menaçait de vaciller en raison des dynamiques contraires de la verticalité et de l’horizontalité se retrouve décomposée dans la dernière planche, toujours dans l’inversion, et comme si l’implosion prophétisée par son déséquilibre du départ s’était réalisée : on retrouve l’étang, bien sûr, dans son étendue horizontale, mais la verticalité, qui s’est effondrée dans l’intervalle, se voit morcelée et affaissée : si on remonte du bas, on voit d’abord le personnage dressé de tout son long, la bâtisse à moitié en ruine, et puis le personnage courbé, et enfin son visage halluciné tout en haut. L’équilibre précaire de la toute première case, représentatif de celui de la réalité prête à céder la pas au surnaturel, s’est écroulé dans la dernière planche en se laissant envahir par le fantastique : et ce n’est pas tant la Maison Usher qui est détruite ici, mais la case initiale, sa décomposition presque abstraite favorisant le triomphe de l’indicible et du surnaturel sur la lisibilité de la représentation. Car on retrouve néanmoins beaucoup d’éléments qui rappellent la première case : le nuage de poussière renvoie à la brume qui enveloppait le narrateur à son arrivée (avec la même technique du grattage, qui fait se rapprocher la masse sombre du narrateur et de son cheval de celle du bâtiment en ruine) et les traits blancs qui jaillissent au-devant du narrateur halluciné (figurant peut-être les graviers projetés dans la destruction) font écho en les inversant aux traits noirs des branches dénudées qui surplombaient à l’origine la scène. Les deux planches sont donc symétriques, miroir l’une de l’autre, et cette symétrie incarne le renversement du réel vers le fantastique, le passage de l’autre côté, les valeurs inversée. Mais elle représente aussi la fatalité, puisque le début était déjà une image de la fin, puisque l’origine portait déjà en elle le germe de l’épilogue, puisqu’à la conclusion on ne fait que revenir au départ. La symétrie renvoie donc à l’inéluctabilité de la destinée qui s’accomplit telle qu’elle a été prévue au commencement, et sur laquelle le narrateur et Roderick n’eurent pas prise, enfermés entre cette parenthèse  qui trouve sa fin dans ses origines (rappelons que Roderick se croit victime d’une malédiction familiale).

Et cette fatalité remonte même au-delà des origines, puisque la conception du titre par Battaglia révélait déjà cette prédestination de la symétrie, par-delà l’image de la destruction : les mots « La chute de la Maison » sont inscrits à l’aide de lettres bancales, heurtées, en plein déséquilibre, tandis que le nom des « Usher » s’impose par sa taille disproportionnée, et surtout par la symétrie de sa composition, l’énorme « U » se reflétant dans le grand « R », et la lettre centrale, le « H », de par sa nature-même, fait office de clé de voûte dans cet équilibre. Ainsi, le destin des Usher était scellé dans leur nom-même.




Pour plus de renseignements sur le recueil des adaptations de Poe par Battaglia, et  à propos des autres bandes dessinées de cet auteur disponibles en français, connectez-vous au site des éditions Mosquito :
http://www.editionsmosquito.com/ouvrage.php?id=88